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le culte exclusif de soi-même, c’est une anatomie morale qui présente quelque intérêt. Combien en voyons-nous de nos jours qui ont commencé par être lassés de tout pour finir par ne pouvoir se passer de rien ! Presque tous ces hommes dont nous parlions ont fatigué la société du tableau de leurs souffrances intimes avant de la meurtrir par l’explosion de leur amour-propre. Et si cette société s’est laissé faire, si elle a connivé à leurs faiblesses ; si, négligeant d’exercer dans son sein la pression salutaire d’une critique sévère, elle a regardé d’un œil indulgent toutes les bizarreries et tous les scandales ; si, faute de faire intervenir à temps la moindre règle ou de goût ou de morale, elle a laissé sous ses yeux les caractères se dégrader et s’égarer les plus heureux génies, alors elle n’a pas certainement perdu le droit de s’offenser de ce qu’elle voit, mais à la condition qu’un peu de retour sur nous-mêmes accompagne l’indignation, et que cette étude lamentable nous serve en même temps de leçon.

C’est à ce point de vue douloureux que nous nous proposons d’examiner les dernières pages de M. de Chateaubriand. D’autres apprécieront leur mérite littéraire, et cette tâche me paraîtrait, je l’avoue, encore plus pénible qu’aucune autre. Démêler, sous les rides d’un visage vieilli, les traits qui ont orné la jeunesse, je ne sais pas au monde une plus triste occupation. Sans doute, il serait possible d’extraire des Mémoires d’Outre-Tombe quelques phrases, quelques pages, quelques descriptions de la nature où la plume de l’auteur de René se fait encore sentir ; mais le grand charme de la beauté morale de la poésie comme de la beauté physique du premier âge, l’harmonie, a disparu. Des métaphores exagérées, des défauts autrefois inaperçus, aujourd’hui choquans, des notes discordantes réveillent, repoussent à chaque instant la pensée, et l’empêchent de goûter ce repos que, fatiguée des agitations du monde extérieur, elle demande aujourd’hui surtout au monde idéal dont la littérature ouvre les portes. Ce mort est encore trop vivant ; cet homme d’autrefois nous ressemble trop ; ce vieillard a trop gardé de nos passions et de nos défauts. Le point de vue purement littéraire ne saurait lui convenir ; il n’est plus, mais il n’est pas encore entré dans les régions sereines de l’immortalité.

C’est pourtant une première critique, renfermant un fond moral sous une apparence toute littéraire, que nous adressons aux Mémoires d’Outre-Tombe. Le récit commence, comme c’est l’habitude, par de longs détails sur l’enfance, sur la jeunesse, sur les premiers sentimens de l’auteur. Depuis Rousseau, c’est la règle du genre. Il y a des cadres tout tracés à ce sujet : il y a des précédens, des traditions de planche et de coulisse comme au théâtre. Comme autrefois les expositions de tragédies classiques ne pouvaient se passer d’un songe ou d’une tempête, les confessions des grands écrivains ont leurs petits artifices de