Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/880

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Orvieto, avaient, montré toute la valeur, toute la sécurité de cette méthode. Pourquoi d’élève du Vercechio, n’a-t-il pas consenti, pour l’emploi des couleurs, au moins, à suivre leurs traces ? Nous aurions devant nous, vivantes et fraîches, deux ouvres dont l’une est depuis long-temps profondément altérée, dont l’autre, par le fragment qui nous reste, mérite d’éternels regrets.

Avant son voyage à Rome, Léonard avait composé à Florence, pour l’église des Servi, le carton d’une sainte famille qu’il n’a jamais exécutée, la Vierge sur les genoux de sainte-Anne, avec le : Christ et saint Jean. Ce carton fut pendant plusieurs jours la grande affaire de Florence. La foule se pressait au couvent des Servi pour admirer l’œuvre de Léonard, et cette œuvre n’a jamais été exécutée par l’auteur du carton. Il paraît d’ailleurs que la pensée primitive de cette composition a été plusieurs fois modifiée, car Milan, Londres et Paris nous la présentent sous des formes diverses et avec d’égales garanties d’authenticité. C’est à ce même voyage qu’il nous faut rapporter la Ginevra d’Amerigo Benci, dont la trace est aujourd’hui perdue, et Monna-Lisa del Giocondo, payée par François Ier quatre mille écus d’or, et placée dans la galerie du Louvre. Or, la Monna Lisa résume, à notre avis, le savoir entier de Léonard. Toutes les études, tous les efforts du maître se trouvent résumés dans cet incomparable morceau. Vasari nous dit que Léonard travailla quatre ans à ce portrait. Pour ma part, j e n’en crois rien. C’est une de ces hâbleries si communes chez le biographe toscan comme chez son compatriote : Benvenuto Cellini, qu’il ne faut pas prendre au sérieux. Que Léonard, qui, dans l’espace de trois ans, a peint le Christ et les douze apôtres à Sainte-Marie-des-Graces, ait employé quatre ans à peindre Monna Lisa, je ne le croirai jamais. C’est un conte bon tout au plus pour amuser les enfans. Qu’il ait égayé son modèle par une musique sans cesse renouvelée, à la bonne heure, je le crois volontiers, et le divin sourire qui rayonne dans les yeux et sur les lèvres de Monna Lisa donne à cette assertion de Vasari une pleine vraisemblance. La couleur de cet admirable portrait, peint sur bois, a singulièrement changé depuis trois siècles. D’après le témoignage des contemporains, les yeux humides, les lèvres vermeilles, luttaient d’éclat et de réalité avec la nature même. Le sang courait sous la peau et se laissait deviner. Aujourd’hui, par l’altération de la couleur, toutes ces merveilles ont disparu ; mais, par une combinaison de circonstances difficiles à expliquer, cet admirable portrait, tout en perdant ses couleurs primitives, a conservé une délicieuse harmonie. Le ton des chairs est maintenant d’un gris bleu ; le front, les joues et les mains ne laissent plus deviner le sang qui court sous la peau ; les yeux ont perdu leur humidité veloutée, la bouche son incarnation et pourtant, malgré ces altérations profondes, la beauté de Monna Lisa est restée ce qu’elle était