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souvenir, sans tenir compte d’une volonté préconçue. Si la mémoire joue un grand rôle dans cette vaste composition, si le carnet que l’auteur portait toujours à sa ceinture, où il crayonnait toutes les têtes qui le frappaient par leur grandeur ou leur singularité, a été consulté avec profit, il faut reconnaître que la méditation et la volonté ont le pas sur la mémoire. Léonard a interrogé comme renseignement ce qu’il avait vu, ce qu’il avait transcrit ; mais il n’a jamais accepté la réalité qu’en raison de sa conformité avec l’idée qu’il voulait exprimer, et c’est là ce qui assure à la Cène de Sainte-Marie une grandeur, une beauté de premier ordre. Chacun des apôtres, aussi bien que le Christ, peut fournir le sujet d’une étude approfondie. Chaque trait du visage, chaque mouvement a sa raison d’être, et jamais je crois, la prévoyance n’a reçu une plus large, une plus constante application : c’est la mise en œuvre la plus parfaite que je connaisse des théories exposées par la philosophie sur le développement de l’intelligence dans l’ordre esthétique. Voir, savoir, se souvenir, choisir, transformer, vouloir, exprimer, tous ces momens de la pensée sont parcourus par Léonard avec une puissance, une sécurité que personne n’avait connue avant lui, que personne après lui n’a surpassée. Et, chose digne de remarque, cette profondeur de savoir, cette persévérance dans la méditation, cette obstination dans la prévoyance, n’ont pas laissé leur empreinte dans la composition. Sans doute, à moins d’être séparé de la lumière par une triple taie, il est impossible de voir dans la Cène de Sainte-Marie-des-Graces une œuvre improvisée ; mais rien cependant, au premier aspect n’exclut l’idée de spontanéité. L’étude et la réflexion peuvent seules démontrer toute l’étendue des travaux préliminaires auxquels Léonard a. dû se livrer avant de prendre le pinceau. Comme rien dans les physionomies, dans les attitudes, ne viole les lois de la vraisemblance, il est permis à la foule de voir dans ce poème, si simple et si grand, une œuvre née sans : effort. Les hommes : du métier et tous ceux qui, sans manier : le pinceau, ont consacré quelques années de leur vie à l’analyse de l’imagination manifestée sous ses formes diverses, devinent sans peine tout ce que la Cène a dû coûter à Léonard, et ne peuvent cependant refuser de reconnaître que, dans cette composition capitale, la science la plus sévère n’a pas attiédi le souffle de l’inspiration.

Au reste, je dois avertir les lecteurs qui n’ont pas visité la Lombardie que les gravures données en Europe comme des copies de la Cène sont d’une infidélité révoltante. La plus célèbre de toutes, celle de Morghen, peut, à bon droit, passer pour une caricature. Il semble que tous les graveurs qui ont entrepris de traduire l’œuvre de Léonard se soient donné le mot pour détourner les yeux avant de commencer leur travail. Morghen en particulier s’est efforcé de changer le caractère de toutes les têtes, et je dois convenir qu’il y a parfaitement réussi. J’incline