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à l’heure donné la substance, que Léonard, à Florence même, était déjà en pourparler avec le duc de Milan pour la statue de son père, Francesco o Sforza. Il ne reste malheureusement rien de cet ouvrage, qui aurait coûté à Léonard seize années de travail, si l’on acceptait sans le discuter le témoignage des biographes. Or, ce témoignage, soumis à un examen sévère et rapproché de la série des œuvres achevées par Léonard pendant son premier séjour à Milan, ne peut être accepté comme une affirmation exacte ; car, si Léonard a travaillé pendant seize ans au modèle de cette statue colossale, il ne faut pas oublier que, durant ces mêmes années, de 1483 à 1499, il a mené à bonne fin plusieurs ouvrages importans. Il me suffirait de nommer la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, et cette composition si importante, où Léonard se trouve tout entier, achevée vers 1497, et probablement commencée en 1494, n’est pas la seule qui ait occupé Léonard pendant cette période de sa vie. Nous voyons dans les œuvres poétiques de Bellincioni, parmi les vers écrits à la louange du duc de Milan, que Léonard peignit une sainte famille pour Cecilia Gallerani, qu’il fit le portrait de cette belle personne, le portrait de Lucrezia Crivelli, aimée comme elle du duc de Milan, et enfin, sur les murs mêmes de la salle où se trouve la Cène, le portrait de Lodovico Sforza et de sa femme, Béatrice d’Este. Ainsi, nous ne devons pas prendre à la lettre le témoignage des biographes. Si Léonard a travaillé pendant seize ans au modèle du Colosse, car c’est ainsi que les historiens milanais appellent la statue de Francisco Sforza, il n a pas donné tout son temps à cette œuvre, et rien n’est plus facile que de le prouver

Que savons-nous du Colosse ? Nous savons que le modèle en terre, achevé par Léonard en 1498, servit de cible aux arbalétriers gascons de Louis XII. Nul ne sait ce que devinrent les débris de ce modèle. Il faut croire que ces débris furent dispersés et abandonnés, car si quelqu’un eût songé à les réunir, à les sauver, les écrivains milanais n’eussent pas manqué de nous transmettre le nom de ce pieux amant de l’art. Or ; comme ils se taisent, nous sommes forcé de voir dans leur silence un signe éclatant d’oubli et d’abandon. Cette indifférence est d’autant plus singulière, que l’œuvre de Léonard, par ses dimensions, n’offrait pas à l’adresse des arbalétriers gascons un but très glorieux. Prendre pour cible une statue colossale est un passe-temps qui doit s’user bien vite, et que les vainqueurs eussent abandonné sans regret. Comment ne s’est-il pas trouvé une main dévouée, un cœur résolu, pour sauver l’œuvre de Léonard ?

Fra Luca Paciolo, mathématicien éminent, attaché comme lui au service de Lodovico Sforza, nous a conservé les proportions du Colosse. La hauteur était de vingt et un pieds. Le bronze nécessaire pour couler ce modèle n’eût pas pesé moins de cent-cinquante mille livres. Quelques