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alors sur la scène : ce sont toujours les deux adversaires éternels, le réalisme et le nominalisme, et à côté d’eux le conceptualisme qui prétend les concilier ; mais avec quel redoublement de force, avec quel accroissement de sève et de vie, se produisent ces écoles ressuscitées ! Les problèmes s’agrandissent ; du terrain étroit de la logique, on s’élance à tous les sommets de la spéculation. On pénètre au fond du système d’Aristote ; on soupçonne celui de Platon ; on commence de s’initier aux doctrines du Portique et d’Alexandrie. Les esprits comme les systèmes prennent de plus amples proportions. Sans parler de Roger Bacon, physicien de génie, égaré dans un siècle de discussions théologiques, voici, d’un côté, l’Ange de l’école, ce puissant esprit, qui, né dans l’antiquité, eût été un autre Aristote et dans les temps modernes un autre Leibnitz ; en face de lui, son contradicteur et son rival, le Docteur Subtil ; à côté de ces deux raisonneurs, une ame tendre et sublime, le Fénelon du moyen-âge, saint Bonaventure. À des titres divers, tous ces personnages soutiennent le réalisme. Contre cette doctrine qui prévaut appuyée sur l’esprit chrétien et sur la protection de l’église, le génie du nominalisme suscite un nouveau Roscelin, avec autant de hardiesse et une force d’esprit infiniment supérieure : c’est Guillaume d’Okkam, dialecticien puissant, mais qui, en frappant le réalisme avec une vigueur inouie, rompt l’alliance qui s’était établie entre le christianisme et la dialectique, et par la porte à la philosophie de l’école le coup mortel.

Tel est le vaste cadre que M. Hauréau a voulu remplir. La première condition pour cela, c’était une érudition courageuse qui ne se laissât pas effrayer par le nombre et la masse énorme des monumens, une érudition pénétrante et subtile, capable de comprendre et de goûter le génie raffiné des scolastiques. De ce côté, M. Hauréau ne laisse rien à désirer ; il a plus que le talent de l’érudition, il en a évidemment le goût, je dirai presquee la passion, noble et heureuse passion quand elle s’associe, comme chez M.Hauréau, à un esprit net, subtil sans trop de raffinement et doué d’une sagacité peu commune. Une seconde condition était nécessaire, je veux dire la connaissance approfondie de la philosophie ancienne, source unique ou peu s’en faut qui, avec les livres saints, alimente tous les docteurs du moyen-âge. Je n’oserai pas affirmer que M. Hauréau ait institué un long commerce avec les hautes spéculations de Platon, de Plotin, de Proclus ; mais, à coup sûr ; il a fortement médité les écrits d’Aristote, surtout la logique, et c’est là l’essentiel. Il manque aussi à M. Hauréau la connaissance directe des monumens arabes, qu’il eût été si utile à un historien de la scolastique de manier ; mais il serait injuste de convertir cette remarque en reproche, car, à ce compte, si on courait après l’idéal on devrait exiger de M. Hauréau qu’il sût l’hébreu pour lire Maïmonides et pour déchiffrer