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entre deux ménages mal assortis, qui, s’isolant du monde, conviennent de réparer l’erreur de leur situation légale. Il est curieux, dans tous les cas, de voir le poète du panthéisme se rencontrer, dans cet immense paradoxe, avec un écrivain auquel il n’a manqué que le génie pour élucider des inspirations où se trouvent tous les élémens de la doctrine hégélienne.

Pour clore tout ce qui se rapporte à la vie amoureuse de Nicolas, il est bon de parler de son dernier mariage, accompli à soixante ans. – C’est par là que se termine cette longue série de pièces en trois et en cinq actes qu’il a intitulée : Le Drame de la Vie. — Nicolas, fatigué des scènes révolutionnaires qui se sont déroulées à Paris sous ses yeux, — par un beau jour de l’automne de 1794, retourne à Courgis, — ce village où il a passé ses premières années, où il a appris le latin chez son frère le curé, où il a servi la messe, où il a aimé Jeannette Rousseau. L’église est vide et dévastée ; mais ce n’est pas là ce qui le frappe : peu sympathique aux idées républicaines, il leur a pourtant emprunté la haine du principe chrétien, — ou plutôt il l’a toujours eue. Il se promène en rêvant amèrement aux jours perdus de son printemps. Il pense à Jeannette Rousseau, la seule des femmes qu’il a aimées à laquelle il n’a jamais osé dire un mot. « C’était là le bonheur peut-être ! Epouser Jeannette, passer sa vie à Courgis, en brave laboureur, — n’avoir point eu d’aventures, et n’avoir pas fait de romans, telle pouvait être ma vie, telle avait été celle de mon père… Mais qu’a pu devenir Jeannette Rousseau ? qui a-t-elle épousé ? est-elle vivante encore ? »

Il s’informe dans le village… Elle existe ; elle est toujours restée fille. Sa vie s’est écoulée d’abord dans le travail des champs, puis à faire l’éducation des jeunes filles dans les châteaux voisins ; heureuse ainsi, elle a refusé plusieurs mariages… Nicolas se dirige vers la maison du notaire ; une vieille file à la porte : c’est Jeannette ; c’est bien cette figure de Minerve, à l’œil noir, souriant à travers les rides ; sa taille, quoique légèrement courbée a conservé la finesse et l’élégance flexible qu’on admirait jadis. Quant à lui-même, il a toujours l’expression tendre du regard se jouant au-dessus des pommettes saillantes de ses joues, sa bouche gracieusement découpée, fraîche encore, empreinte de sensualisme, — comme l’avait indiqué Lavater d’après son portrait de 1788, — et ce nez busqué des Restif, qui l’avait fait à Paris surnommer le hibou ; au-delà de ses sourcils bruns, épais et arqués, se dessine un front osseux, vaste, mais rejeté en arrière qu’agrandit la perte des cheveux supérieurs. Ce n’est plus le charmant petit homme d’autrefois, comme disaient ses amoureuses ; mais le temps a respecté en apparence au moins dix ans de sa vie.

— Me reconnaissez-vous, dit-il, mademoiselle… à soixante ans ?

— Monsieur, dit Jeannette, je vous nommerais bien ;… Mais mes