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dessus de la foule il y a les législateurs invisibles de l’opinion, l’aristocratie intellectuelle qui décide des réputations, et ce tribunal-là ne permettrait plus ce qui était possible autrefois. S’il n’a pas encore bien senti ce que doit être l’écrivain, déjà au moins il ne se laisse plus enthousiasmer par celui qu’il eût porté au pinacle il y a cinquante ans.

Un mot seulement du biographe de Campbell. M. Beattie est consciencieux, mais plein de réserves et de réticences fâcheuses. Bien que Campbell ait été en contact avec toutes les célébrités de son temps, ses mémoires renferment à peine une anecdote digne d’être citée. Somme toute, les trois volumes de M. Beattie, quoique bien écrits, laissent beaucoup à désirer. Qu’il n’ait tenté aucune appréciation critique de son ami, peut-être n’est-ce point un mal ; mais il eût pu compléter ce qui n’était qu’indiqué dans les lettres, il eût pu chercher à retracer les hommes et les choses qui figurèrent dans la vie de Campbell, et il ne l’a pas fait. Heureusement son œuvre se relève par une importance d’un autre genre. Comme Émerson l’a fort bien remarqué, le principal intérêt de toute étude individuelle et de toute chose humaine réside surtout dans les renseignemens qu’elle a à nous donner pour nous aider à concevoir où nous allons et d’où nous venons ; — J’aimerais mieux dire : pour nous aider à concevoir de quel côté nous nous dirigeons, en nous faisant comprendre dans quelle direction nous nous sommes éloignés du passé. Où allons-nous ? Les prophètes se contredisent assez et les esprits sont assez tourmentés d’inquiétudes pour qu’il soit bon d’écouter ce que la littérature peut nous apprendre à cet égard. Il n’y a pas à s’y méprendre : pendant le demi-siècle dont Campbell a si fidèlement reproduit toutes les phases, la poésie a marché, beaucoup marché, et ce n’a pas été pour se rapprocher de l’esprit de système. Par une étrange confusion d’idées, nous nous sommes habitués à croire qu’il existait une intime parenté entre l’esprit d’ordre et l’ancien classicisme, entre les théories socialistes et les nouvelles formes littéraires. Il importe que de telles erreurs s’en aillent, car elles nous feraient interpréter, à contre-sens tout ce qui s’est passé. Si la jeunesse s’est trouvée figurer à la fois dans les émeutes romantiques et dans les rangs des néo-montagnards, c’est uniquement parce que la jeunesse sera toujours à la fois de toutes les oppositions du jour. Voltaire, Chénier et tous les radicaux du passe étaient des classiques fanatiques, il ne faut pas l’oublier, et à bien regarder, il n’est pas difficile de reconnaître que, parmi nos novateurs littéraires, ceux qui se sont montrés le plus systématiques en politique n’ont été dans leur poésie que des classiques d’une autre espèce. Eux aussi ont procédé par déduction : au lieu d’appliquer quand même les vieilles formules, ils ont appliqué quand même les formules moyen-âge ou shakspeariennes.

Laissons de côté les vieilles dénominations d’écoles. Oublions les