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libéral de l’Autriche, — et l’injure était en même temps un éloge. Oui, Goethe est le héros de la vie vulgaire, de la vie telle que nous la comprenons ; c’est l’idéal le plus élevé d’une vie bien conduite, tenue en partie double avec des comptes exactement balancés, Emerson remarque de son côté que Napoléon n’est pas héroïque dans le sens qu’on attache généralement à ce mot, et cela est vrai. Pourtant combien ces deux hommes surpassent tous les Schiller, tous les marquis de Posa possibles et tous les chevaleresques combattans de Fontenoy !

Maintenant, deux mots encore sur la doctrine même du culte des grands hommes. Depuis l’année 1839, où Carlyle publia son livre intitulé Hero-Worship, cette doctrine a fait du chemin. Elle pénètre en France avec une rapidité singulière, et se découvre naïvement dans les conversations particulières, dans les discussions ; quelquefois même elle sort de dessous la plume d’un journaliste, et brille au milieu de la triste prose d’un premier-Paris. Ce n’est pas que cette doctrine ait été prêchée, les livres de Carlyle et d’Emerson sont peu connus ; mais un maître plus grand que le plus grand docteur, c’est la nécessite. Les exigences et les difficultés de la situation ont éclairé bien des gens sur la valeur et sur l’importance des grandes individualités : tel bourgeois qui, avant février, vous soutenait obstinément qu’on pouvait se passer de grands hommes se croise aujourd’hui les bras et s’écrie désespéré : « Et s’il y avait un homme encore ! mais, quoi ! pas un homme pour nous tirer de là ! » Cette doctrine est donc aujourd’hui à l’état d’instinct et de pressentiment dans tous les cerveaux ; d’un autre côté, elle a grandi dans le monde philosophique, grace au concours que lui ont prêté toutes les écoles et tous les partis. Les jeunes tories anglais, qui éprouvaient le besoin de réhabiliter ou plutôt d’exalter la féodalité, n’ont trouvé rien de mieux à faire que de propager cette doctrine sous la forme de romans et de poésies. Les hégéliens, embarrassés de leur Dieu, qui a besoin de devenir quelque chose, firent des héros l’incarnation visible de l’idée éternelle. Les éclectiques, désireux d’expliquer d’une manière raisonnée et approfondie, et qui ne fût pas celle de tout le monde, la chute de Napoléon et la charte de 1815, avouèrent qu’il était vrai que le grand homme naissait à propos, mais qu’il mourait bien plus à propos encore. Ainsi, chacun à l’envi et pour les besoins de sa cause s’était plu à faire du héros un être providentiel. Les démocrates et les radicaux, qui ont une frayeur instinctive de tout ce qui n’est pas médiocre, n’avaient servi qu’à exalter le mérite des grands hommes, en les traitant de mauvais génies, génies ambitieux, etc. Là-dessus, Carlyle arrive et dit : — Vous avez tous raison, seulement vous êtes égoïstes et menteurs ; vous vous passeriez parfaitement de grands hommes ! Si vous étiez obligés de leur obéir en fait, peut-être parleriez-vous autrement ; mais, en théorie, vous vous en servez parfaitement pour appuyer vos intérêts de parti. Eh bien ! moi,