Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est donc pas seulement le chef des classes moyennes, il est un roi fait pour gouverner les hommes plutôt que pour faire les affaires d’une certaine fraction de la société.

Emerson est bien sévère pour Goethe. Il lui reproche son indifférence, son amour trop exclusif de la culture humaine, son égoïsme. Il y a long-temps que tous ces reproches lui ont été adressés ; mais Goethe a rendu à la pensée de ce siècle un service qui rachète tous ses défauts. Il est venu à la fin d’un siècle où tout était desséché, où aucune croyance n’existait, où l’univers n’était plus qu’un laboratoire de chimie, et il a fait partout refleurir la vie. Il a montré que l’univers n’était pas un ensemble de rouages et de tourne-broches, mais un ensemble de forces immortelles, actives et vivantes. Qu’importent les systèmes pranthéistiques de Goethe ? Bienvenu soit l’idéal, quelque forme qu’il revête ! Il a rouvert le monde idéal avec le rameau d’or antique et avec la baguette magique du moyen-âge ; il l’a poursuivi sous toutes les formes, et l’a saisi dans ses plus obscures retraites et dans ses plus surnaturelles demeures. Son indifférence même n’est-elle pas une vertu ? « Goethe, dit Émerson, nous enseigne le courage, et que tous les temps se valent, et que ce n’est que pour les cœurs peureux qu’il existe des époques déshéritées. » Nous avons bien besoin, pour croire à notre temps, de l’indifférence de Goethe ; bienvenue soit donc cette indifférence qui peut nous élever au-dessus de nos malheurs ! Qu’est-ce que le tumulte de notre temps ? Il passera. C’est ce que Goethe nous assure en nous, engageant à ne pas désespérer dans ces vers immortels et virils : « O vous, braves, combattez bien, et ne désespérez pas ; au-dessus de vous, silencieuses sont les étoiles ; au-dessous de vous, silencieux les tombeaux ! »

Goethe et Napoléon sont les deux véritables grands hommes du XIXe siècle. En eux se résume toute la vie moderne : dans Napoléon toute la vie temporelle, dans Goethe toute la vie intellectuelle, éparses dans chacun de nous. Ces deux hommes, qui semblent si différens, ont entre eux une ressemblance frappante. En eux se révèle le type le plus complet de l’homme des classes moyennes, de l’homme positif, l’esprit du marchand, de l’homme d’affaires, du spéculateur, ils le portent dans les choses intellectuelles et dans le gouvernement du monde. Tous deux sont des utilitaires, des éxonomistes dans le sens élevé de ce mot. Ils connaissent la valeur du temps, de l’occasion, du détail, et s’enquièrent de tout avec minutie. Ils sacrifient peu à l’élan, aux forces instinctives, ils n’écoutent que leur pensée, et leur pensée n’écoute qu’eux-mêmes ; ils n’ont absolument rien de chevaleresque, de sentimental et de naïf ; ils savent la valeur exacte des choses et des hommes, et n’ont d’enthousiasme pour les hommes et les choses que d’après leur poids ou leur valeur. Goethe, le héros et le panégyriste de la vulgarité de la vie ! — lisais-je dernièrement dans le livre d’un grand seigneur