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malgré son amour presque exclusif du génie, ne tombe pas dans le fétichisme de l’intelligence ; pour lui, l’intelligence est un miroir où se reflète la conscience, la vie morale, la croyance intérieure de l’homme. Il a écrit ces belles paroles : « La solution de ces questions, — d’où venons-nous ? où allons-nous ? pourquoi vivons-nous ? doit être dans une existence et non dans un livre. Un drame ou un poème ne sont que des réponses obliques à ces questions ; mais Moïse et Jésus nous donnent directement la clé du problème. » Sages paroles, bien dignes d’être méditées dans un temps qui place l’intelligence au-dessus de la conscience et la culture abstraite au-dessus des réalités de la vie !

Lequel faut-il placer au premier rang, le grand penseur ou l’homme d’action ? le solitaire, le contemplateur, ou l’homme énergique qui vit et qui combat au milieu des réalités de la vie ? Emerson penche vers le premier, Carlyle incline vers se second. Ici encore nous donnerons la préférence à l’opinion de Carlyle. Il est plus facile d’être un grand penseur, et par ce mot facile j’entends simplement que vivre au milieu des hommes exige plus d’efforts et un plus véritable héroïsme. Celui qui se contente de penser n’a, pour ainsi dire, aucune tentation à surmonter, et c’est là ce qui nous abuse tous tant que nous sommes, écrivains, poètes et rêveurs, sur notre innocence ; c’est la difficulté que nous éprouvons à constater nos erreurs et le degré de culpabilité de nos pensées. Le penseur ne pèche pas par action. Il ne voit jamais d’une manière précise là où il erre, car ; aussitôt qu’on entre dans le domaine de la pensée, il semble que l’on repose sur l’élément même du bien : tout est doux et porte un air de pureté dans ces régions inaccessibles à la foule, même les pensées du mal ; mais le politique, le guerrier, le martyr, bien qu’inférieurs souvent aux grands génies qui se sont contentés de rêver et d’écrire, sont plus recommandables aux yeux de Dieu et à ceux des hommes, car ils sont la suprême expression du sort qui est fait à chacun de nous. Lutteurs, ils vivent au milieu de l’élément du mal ; il leur faut chaque jour combattre la nécessité, ils ont de douloureuses tentations à surmonter ; ils sont blessés, ils saignent, et ils ont à résister à des hommes et à leur commander, chose plus difficile que de commander à ses pensées ! Notre siècle a trop aimé les hommes spéculatifs. Il serait temps d’aimer beaucoup plutôt ceux qui font de leur vie un poème ou un système de morale que ceux qui écrivent des poèmes ou des systèmes de morale. Nous en sommes arrivés à ne plus savoir ce qu’est l’action ; elle ne nous apparaît plus que sous un aspect révolutionnaire. Nous ne faisons pas tant des révolutions par besoin de mouvement que par espoir du repos complet et de l’oisiveté perpétuelle : on n’a pas assez vu cela. Nous trouvons les conditions de la vie trop dures, et nous faisons des barricades pour nous les rendre plus douces.

Nous ne suivrons pas Émerson dans ses charmantes descriptions du