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elle qui a donné naissance à la magie, à la sorcellerie, à la divination ; c’est elle qui est la base du contrat social, c’est elle qui perce chaque instant dans les aberrations du socialisme. C’est peut-être aussi à cause de cette erreur que les sciences les plus hypothétiques sont précisément celles qui se proposent d’être le plus directement utiles, et que la médecine, par exemple, est arrivée à de si douteux résultats en tant qu’art de guérir. Au contraire, les branches indirectes de cette science la chimie, l’anatomie, sont moins illusoires et moins stériles, ont rendu en définitive de plus vrais services. C’est de cette erreur généreuse que provient cette idée si généralement répandue, que la vertu n’est rien, si elle n’est pas une sorte de monnaie courante, propre à passer de main en main, tandis qu’au contraire vous n’avez pas besoin de vous affliger, parce que tous les hommes ne sont pas vertueux ; vous n’avez même pas besoin de le savoir. Soyez moral et vertueux comme s’ils l’étaient tous, vivez comme si vous aviez à vivre au milieu d’un peuple de dieux ou de rois, sans vous inquiéter de savoir si ce n’est pas la plus vile canaille qui vous entoure.

Ce livre d’Émerson, dont nous venons de résumer les principales idées en les combattant ou en les approuvant, est bien inférieur au livre que Carlyle a composé sur le même, sujet, et qu’il a intitulé Hero-Worship. Emerson s’attache surtout aux hommes de génie, à Platon, à Swedenborg, à Montaigne, à Shakspeare, à Goethe, et aime à contempler en eux les types divers et éminens de l’humanité, les hommes qui représentent le plus puissamment les diverses forces intellectuelles de l’esprit humain. Il admire le sceptique Montaigne non moins que le mystique Swedenborg ; il ne penche ni du côté de celui-ci ni du côté de celui-là. Pour lui, les facultés éminentes et diverses de ces hommes sont les poids qui maintiennent en équilibre la balance de l’esprit. Il aime à chercher le point secret d’affinité par où ces dons différens pourraient s’allier pour former l’unité de l’esprit humain ; il aime à rêver sur les actions et réactions de la pensée, qui n’altèrent cependant en rien l’identité première de l’ame et de la vie Carlyle va plus droit au fait ; le héros est à la fois héros par sa vie et par le but qu’il se propose ; il l’est surtout par les difficultés qu’il lui faut surmonter pour accomplir son œuvre. C’est l’homme qui a reçu une mission divine, et qui doit la faire triompher à travers tous les périls dans la captivité, comme Moise ; dans les déserts, comme Mahomet ; au fond des solitudes monacales, comme Luther ; au milieu des champs de bataille, comme Cromwell et Napoléon. Pour Carlyle, l’intelligence du héros est peu de chose ; la mission qu’il a reçue est plus haute que toute intelligence. Sans cela, le héros ne serait plus le héros, et la gloire des saints s’éclipserait devant celle de Platon et d’Aristote. C’est la force morale qui crée le héros, c’est la virilité qu’il dépense à accomplir son œuvre qui est digne d’admiration. Cependant Emerson,