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comme les guides naturels des peuples, comme des demi-dieux antiques, des missionnaires ou des apôtres : il en fait la vivante réalisation de l’idéal, les types terrestres du divin et du saint, les miroirs de la nature et les temples de Dieu. Mais, avant de parler du livre et de la théorie qu’il renferme, il faut parler de l’homme lui-même et revenir sur certains traits et sur certaines tendances signalés et indiqués autrefois, pour mieux les accentuer et les caractériser, s’il est possible.

Il y a dans Émerson une double tendance : il est à la fois sceptique et mystique. Cette réunion de deux courans contraires dans un même esprit pourra étonner beaucoup de gens : tous ceux d’abord qui croient qu’un philosophe doit être une formule vivante, tous ceux qui croient que les divers systèmes existent en dehors de l’homme, dans je ne sais quel magasin philosophique où ils se retrouveraient tous à des places distinctes, chacun avec son langage particulier et son costume propre. Il nous faut apprendre à ceux-là que les systèmes n’ont aucune réalité en dehors de l’homme, que le système le plus mystique peut avoir par momens des éclairs d’esprit sceptique, et que le système le plus stoïque peut se trouver mélangé et amolli par les attendrissemens et les élans que lui prête l’ame du philosophe. J’ai souvent pensé qu’il y aurait à faire dans la philosophie la révolution qui a été tentée dans la littérature, qu’il y aurait à briser toutes les vieilles formules des systèmes, à démolir les anciennes divisions et les catégories vermoulues dans lesquelles on range comme des marchandises sur un rayon les pensées et les élans des plus grands hommes. Au lieu d’enseigner aux enfans qu’il y a quatre, cinq ou six systèmes, ne vaudrait-il pas mieux leur dire : Il n’y a pas de système, et je ne puis par conséquent vous en enseigner aucun. Il n’y a pas de système qui soit en dehors de chacun de vous et que je puisse vous donner comme la vérité ; la vie que vous mènerez et les pensées qui germeront en vous se chargeront de vous enseigner la philosophie que votre ame sera digne de recevoir, car la nature se venge des outrages que lui font les actes de chacun de nous, ou récompense les services qu’ils lui rendent, en nous accordant la science qui est conforme à notre existence. Je ne puis pas vous donner cette science, et tout mon enseignement se borne à cette simple parole : « vivez de manière à obtenir par votre vie la philosophie la plus élevée et la morale la plus complète. » Il n’y a donc pas de système déterminé, nettement séparé des autres systèmes ; il n’y a, en fait de doctrines, que les doctrines religieuses, parce que celles-là existent en dehors de nous, au rebours des systèmes. Qu’y a-t-il donc de vrai en ce monde ? La vie et les pensées qui en découlent. Toute philosophie se réduit à ces deux règles du Discours de la Méthode auxquelles nous serons obligés de revenir : Pense par toi-même, méprise les systèmes, car il n’y a pas de tradition pour les choses qui sont en