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a rien d’absolu, le fait seul existe, le droit n’est qu’un fantôme comme le devoir, comme Dieu.

Ce n’est pas tout, la philosophie positive nie l’esprit ; elle ne veut pas reconnaître deux univers distincts, pas même deux ordres de faits essentiellement divers, les faits sensibles et les faits de conscience. Elle absorbe la psychologie dans la phrénologie, l’ame dans le cerveau, l’esprit dans la matière. Or, s’il n’y a qu’un seul ordre de phénomènes, les phénomènes physiques, s’il n’y a qu’un seul ordre de lois, les lois fatales de la matière, la liberté n’est encore qu’une chimère, et sans liberté, plus de devoir ni de droit. Cela est clair, ou il n’y a rien de clair au monde.

S’il en est ainsi, toute société digne de l’homme est impossible. Du moment que la force est la seule règle, qu’il n’y a rien de sacré au-dessus de l’individu, ni protection pour sa faiblesse dans le droit, ni limite aux abus de sa force dans le devoir, deux alternatives sont seules possibles : ou bien vous laisserez chaque force individuelle donner carrière à ses appétits, — c’est le régime de la liberté illimitée, c’est-à-dire l’anarchie ; — ou bien vous établirez par la force un ordre inflexible, où chaque individu sera enfermé comme dans un cercle de fer, c’est le despotisme. Un ordre violent ou un désordre universel, voilà les deux extrémités entre lesquelles il n’y a point de milieu.

Hobbes l’avait bien vu. Il avait parfaitement compris, le grand logicien, que le principe sensualiste ne fournit d’autre moyen de sortir de l’anarchie que le despotisme, et il avait accepté cette conséquence jusqu’au bout, mettant entre les mains du pouvoir les personnes, les propriétés, les consciences, tout, jusqu’aux mots du langage et aux axiomes des mathématiques.

Sur ce point, nos écoles socialistes se divisent, suivant qu’elles inclinent à l’une des deux tendances opposées : d’une part, l’organisation politique et économique rêvée par M. Louis Blanc, ou le despotisme absolu ; l’autre extrémité, la négation, de tout pouvoir, la fameuse an-archie de M. Proudhon. De quel côté penche l’école positive ? Il paraît que c’est provisoirement au moins du côté de Hobbes et de M. Louis Blanc, c’est-à-dire du côté du despotisme. S’il est, en effet, une vérité sur laquelle les plus éminens publicistes soient jusqu’à ce jour tombés d’accord, c’est que la première condition d’une société libre est dans la séparation des pouvoirs. L’école positive pose, au contraire, en principe que la loi est essentiellement un acte du pouvoir exécutif[1].

On était généralement d’accord aussi que le gouvernement est chose difficile et qui demande de grandes lumières. L’école positive n’hésite

  1. Voyez M. Auguste Comte, Discoure sur l’ensemble du positivisme, et M. Littré, Application de la Philosophie positive, 1850 ; chez Ladrange, 41, rue Saint-André-des-Arts.