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débris de barricades et de fascines déchirées par les boulets ; le canon grondait de tous les côtés à la fois. Je traversai en courant l’église de la Madona ; elle était pleine de blessés, et j’arrivai sur la terrasse où le général Culoz avait rangé ses batteries. Jamais je ne vis ni ne verrai spectacle plus beau et plus terrible. La ville était à nos pieds, noyée dans la vapeur bleue de la poudre que perçaient les jets de flamme des maisons embrasées, le soleil dorait de ses derniers rayons les montagnes du Tyrol ; les eaux de la Brenta réfléchissaient les teintes ardentes du crépuscule, et, près de moi, la musique d’un régiment jouait l’air national de l’Autriche, pendant que des centaines de cierges enlevés à l’église de la Madona éclairaient les bosquets de roses et de jasmins de la terrasse ; les soldats, enivrés de l’ardeur du combat et de la fumée de la poudre, dansaient au milieu des cadavres de leurs camarades morts ; soixante-douze pièces de canon foudroyaient la ville, remplissant l’air de bruit, de flamme et de fumée, pendant que les cris d’effroi des habitans et le son éclatant des trompettes se mêlaient à nos chants de triomphe. Cette ville était à nous, et nous étions maîtres de la réduire en cendres.

Sur les onze heures du soir, je quittai la terrasse. J’étais épuisé de fatigue ; mais, espérant trouver quelque endroit pour me reposer et quelque nourriture, voulant aussi revoir les places où l’on avait combattu, je repris la route par laquelle j’étais venu, et j’allai chercher un cierge à l’église de la Madona. L’église était remplie de blessés que les médecins amputaient ; des mares de sang rougissaient les dalles de marbre blanc. Je marchais, comptant avec curiosité les cadavres des Suisses et ceux des nôtres qui encombraient le chemin. Tous ces Suisses étaient des hommes superbes : même dans la mort leur attitude conservait quelque fierté : quelques-uns tenaient encore leur fusil dans leur main crispée ; mais les crociati avaient été lâches : je ne vis que deux des leurs parmi les morts ; les nôtres étaient presque tous du 10e chasseurs, des Oguliner et du régiment de Latour. — J’arrivai au Castel-Rombaldo, allumai mon cierge et entrai dans la cave ; la terre, détrempée par le vin, formait une boue liquide ; une longue caisse en bois dur avait été enlevée avec des leviers d’un trou où l’on voyait quelle avait été enterrée ; elle ne contenait plus que la lame dorée d’un poignard brisé. Une galerie qui régnait tout autour de la cour intérieure était ornée de trophées d’armes et d’armures qui reflétaient les rayons de la lune. Je montai au premier étage : la chambre de la maîtresse de la maison était d’une grande élégance ; les portes et les fenêtres étaient en glaces sans tain ; les meubles, de bois de rose et de palissandre, recouverts de marbres précieux, étaient renversés sur les tapis, au milieu des débris de glaces et de candélabres brisés. Les habitans de la villa, surpris par notre attaque, s’étaient enfuis précipitamment le matin même ; les objets de toilette traînaient sur les tables ;