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gondoliers s’arrêtèrent à une maison isolée où je pourrais, me dirent-ils, trouver une voiture et des chevaux. Je ne me défiais pas du maître de la maison, et lui dis que je voulais aller à Padoue. « À Padoue ! s’écria-t-il en affectant un grand étonnement ; mais la campagne est pleine de crociati et de paysans armés : à peine hors de Mestre, vous serez assassiné ou pendu à quelque arbre. » Il devinait d’instinct qu’il fallait m’empêcher d’aller à Padoue. « Je vous demande, lui dis-je, une voiture, des chevaux, et cela tout de suite. — Ah ! monsieur, me dit-il avec une grande exaltation, puisque je ne puis vous retenir, vous empêcher de braver une mort certaine, permettez du moins que je vous dise adieu, que je vous embrasse en versant des larmes sur votre malheureux sort. » Puis, regardant le ciel : « Un si jeune homme, s’écria-t-il, et courir ainsi à la mort ! » Et, me jetant les bras autour du cou, il m’embrassa en versant quelques larmes ; mais, voyant ses efforts inutiles pour me détourner de mon projet, il voulut me faire arrêter, et, sous prétexte d’aller chercher une voiture, il remonta avec moi une longue rue bordée d’un côté par le mur du canal. Comme il regardait sans cesse dans l’eau avec affectation : « Qu’est-ce donc que vous voyez ? lui dis-je. — Ah ! mon Dieu ! me répondit-il, ce matin le peuple a massacré quelques soldats du régiment d’Este, et on a jeté leurs corps dans le canal. » Ce n’était pas vrai, comme je l’ai su ensuite. Je marchais vite, de peur d’être entouré par les gens qui remplissaient la rue et qui commençaient déjà à me suivre ; j’arrivai sur la place, elle était couverte de groupes d’hommes ; je m’arrêtai et m’adossai, tranquille et prêt à tout, au petit mur du canal : mon homme m’avait laissé. Tous ces gens s’avancèrent alors vers moi, d’abord lentement, comme des curieux qui viennent regarder ; puis, quand ils eurent formé un demi-cercle autour de moi, ceux qui étaient derrière crièrent : Mort au chien ! mort à l’Allemand ! Ils se poussaient les uns les autres en agitant leurs bras nus pour me menacer. Je les regardais en face et sans trembler ; mais je craignais d’être lancé dans le canal, par-dessus le petit mur du quai, lorsqu’un petit homme, avec un chapeau à trois cornes et une large écharpe, écarta le peuple et vint à moi. Je pensai que c’était le podesta, et, de la main gauche l’empoignant fortement au collet, je lui dis en tirant mon sabre : « Si ces gens me touchent, je vous enfonce mon sabre dans le ventre. » Il voulut sauter en arrière ; mais je le tenais bien, et il s’arrêta en me regardant fixement. Deux personnages assez bien vêtus ; craignant probablement la vengeance des troupes impériales, se placèrent alors entre la foule et moi ; ils me garantirent avec leurs corps et appelèrent un homme qui passait près de là avec une petite carriole. Ces quelques minutes m’avaient paru bien longues ; j’étais trempé de sueur. Ces messieurs montèrent à côté de moi dans la carriole, qui prit aussitôt