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n’en défend pas les ames viciées ; alors elles revêtent une brutalité qui fait horreur, même à la personne aimée. Mon oncle fut ainsi cause de tous mes malheurs, et, quoiqu’il combattît de tout son pouvoir l’amour coupable qu’il avait conçu pour moi, il ne pouvait se défendre d’une jalousie stérile qui le conduisit à refuser la demande que M. Rousseau avait faite de moi. Il lui déclara qu’il ne voulait pas que je me mariasse, qu’il se proposait de me faire religieuse, et, pour être plus sûr de me rendre cette union impossible, il en arrangea lui-même une autre de concert avec les parens de M. Rousseau, de sorte que ce dernier finit par épouser celle… qui depuis lui a donné… votre Jeannette. La retraite de M. Rousseau encouragea un autre jeune homme, M. Denesvre, à me faire sa cour ; mais j’étais si timide et si ignorante des motifs secrets de mon oncle, que je.ne voulus pas décacheter une lettre qui me fut remise par M. Denesvre, de sorte que celui-ci résolut enfin de me faire demander officiellement en mariage. M. Polvé répondit que « sa nièce n’était pour le nez d’aucun habitant du pays. » Alors M. Denesvre fit en sorte de me parler en secret, et ses plaintes furent si touchantes, que je consentis à l’écouter la nuit à une fenêtre basse. Une fois, mon oncle se réveilla, s’aperçut de ce qui se passait, et monta à son grenier, d’où il tira un coup de fusil sur M. Denesvre. Le malheureux ne poussa pas un cri et parvint à se traîner, tout en perdant son sang, hors de la ruelle qui communiquait à ma fenêtre. Faute de s’être fait panser… ce qui aurait pu me compromettre… il mourut quelques jours après. Il m’avait fait parvenir une lettre écrite au lit de mort… Je la garde toujours… et depuis je n’ai plus jamais songé au mariage !

Marguerite pleurait à chaudes larmes en faisant ce récit ; elle passait ses mains dans les cheveux de Nicolas et ne pouvait s’empêcher de le regarder avec attendrissement, car il lui rappelait M. Rousseau par son amour pour Jeannette, et le pauvre Denesvre par son exaltation : par ses regards ardens, par la douceur même qu’elle sentait à se voir par instant l’objet d’un trouble qui détournait sa pensée de Jeannette. D’ailleurs, si ses peines d’autrefois la rendaient indulgente, la différence des âges lui donnait de la sécurité.

Il était près de neuf heures quand la gouvernante et Nicolas rentrèrent à la cure. On se coucha à dix. L’imagination du jeune homme brodait sur tout ce qu’il avait entendu une foule de pensées incohérentes qui éloignaient le sommeil. Il couchait dans la même chambre que l’abbé Thomas au rez-de-chaussée ; il y avait en outre les deux petits baldaquins d’Huet et Merlin, les enfans de choeur. La chambre de Marguerite, située dans l’autre aile de la maison, donnait par une fenêtre basse sur le jardin. Tout à coup l’image du jeune Denesvre bravant, le danger pour voir Marguerite se retrace vivement à la pensée