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pour Mlle Guéant l’avait peu à peu consolé de l’autre, dont l’impression était pourtant encore bien vive.

On donne une fin bizarre à ce souper, un dénoûment assez usité alors du reste dans ces sortes de médianoches. À un signal donné, les lumières s’éteignirent, et une sorte, de Colin-Maillard commença dans l’obscurité ; c’était, à ce qu’on croit, le but final de la fête, du moins pour les initiés qui n’étaient point partis avec le commun des invités. Chacun avait le droit de reconduire la dame dont il s’était saisi dans l’ombre pendant cet instant de tumulte. Les amans en titre s’arrangeaient pour se reconnaître ; mais une fois fait, même au hasard, le choix devenait sacré. Nicolas, qui ne s’y attendait pas, sentit une main qui prenait la sienne et qui ’entraîna pendant quelques pas ; alors on lui remit une autre main douce et frémissante : c’était celle de Mlle Guéant, qui le pria de la reconduire. Pendant qu’il descendait par un escalier dérobé correspondant à la cour, il entendit Junie qui s’écriait : — Je me sacrifie, je vais consoler le colonel.


II. – CE QUE C’ETAIT QUE NICOLAS.

Trente ans plus tard, le même personnage, connu alors sous son nom patronymique de Restif, auquel il avait ajouté celui de Labretone, propriété de son père, eut occasion de retourner à l’Hôtel de Hollande, situé vieille rue du Temple, et qui appartenait alors à Beaumarchais. Les personnages de la scène précédente avaient eu diverses fortunes. L’ambassadeur de Venise, peu estimé dans le monde, traité parfois d’espion et d’escroc, avait péri, condamné par ordre du conseil des dix ; la belle Guéant était morte de la poitrine, et Nicolas l’avait pleurée long-temps, quoiqu’il n’eût pu nouer avec elle qu’une liaison passa gère. Quant à lui-même, il n’était plus le pauvre ouvrier typographe d’autrefois ; il était devenu maître dans cette profession, qu’il alliait singulièrement à celle de littérateur et de philosophe. S’il daignait encore travailler manuellement, c’était après avoir accroché au mur près de lui son habit de satin et son épée. D’ailleurs, il ne composait que ses propres ouvrages, et telle était sa fécondité, qu’il ne se donnait plus la peine de les écrire : debout devant sa casse, le feu de l’enthousiasme dans les yeux, il assemblait lettre à lettre dans son composteur ces pages inspirées et criblées de fautes, dont tout le monde a remarqué la bizarre orthographe et les excentricités calculées. Il avait pour système d’employer dans le même volume des caractères de diverse grosseur, qu’il variait selon l’importance présumée de telle ou telle période. Le cicéro était pour la passion, pour les endroits à grand effet, la gaillarde pour le simple récit ou les observations morales, le petit-romain concentrait en peu d’espace mille détails fastidieux, mais nécessaires.