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cependant que pour Mlle Guéant, placée à l’autre bout de la table auprès du colonel qui l’avait introduite. Junie lui en fit la guerre, et l’amena à lui racontez toute l’histoire de sa belle passion. « Ce n’est pas gai pour moi ! dit-elle en riant, car enfin je n’ai pas d’autre cavalier que vous ; mais n’importe, vous m’amusez beaucoup : »

Quand le souper fut achevé, Rosalie Levasseur, qui avait une voix délicieuse, chanta quelques vaudevilles, Mlle Arnould dit le bel air : Pâles flambeaux Mlle Hus joua une scène de Molière, Mme Favart chanta une ariette de la Servante maîtresse ; Guimard, Halard, Prudhomme et Camargo deuxième exécutèrent un pas du ballet de Médée ; Mlle Guéant rendit la scène de la lettre dans la Pupille. Ce fut alors le tour des poètes : chacun déclama ses vers ou chanta sa chanson. La nuit s’avançait ; les auteurs les plus célèbres, les grands personnages, la gravité en un mot, venaient de partir. Le cercle devint plus intime ; Grécourt récita un de ses contes ; un auteur nommé Robbé donna lecture d’un poème dirigé contre le prince de Conti, qui lui avait fait donner vingt mille livres pour qu’il ne l’imprimât pas. Piron récita quelques strophes empreintes de cette passion d’un siècle qui ne respectait rien, pas même l’amour. On frémissait encore de cette fougueuse poésie, quand Mme Favart, se tournant vers son voisin de droite, lui dit : « C’est A votre tour ! » Nicolas hésita, d’autant plus que les yeux de la belle Guéant étaient alors fixes sur lui. Cette dernière, voulant le rassurer, ajouta avec son sourire adorable : « Nous donnerez-vous quelque chose, monsieur ? — C’est un petit prince ! s’écria Junie ; il n’est bon à rien, il ne fait rien… C’est un descendant de l’empereur Per… Per… ».Nicolas rougissait jusqu’aux oreilles. « Pertinax, c’est cela ! » dit enfin Junie.

L’ambassadeur de Venise fronçait le sourcil ; il croyait peu aux descendans des empereurs romains, et se flattait, étant lui-même un Mocenigo inscrit au livre d’or de Venise, de connaître tous les plus grands noms de l’Europe. Nicolas sentit qu’il était perdu, s’il ne s’expliquait pas. Il se leva donc et commenta l’histoire de sa généalogie ; il raconta comme quoi Helvius Pertinax, fils du successeur de Commode, avait échappé à la mort dont le menaçait Caracalla, et, réfugié, dans les Apennins, avait épousé Didia Juliana, fille également persécutée de l’empereur Julianus. L’abbé coquet qui accompagnait Rosalie Levasseur, et lui avait des prétentions à la science, secoua la tête à cette allégation, sur quoi Nicolas récita en latin très pur l’acte de mariage des deux conjoints, et cita une foule de textes. L’abbé se reconnaissant vaincu, Nicolas énuméra froidement les successeurs de Helvius et de Didia, jusqu’à Olibrius Pertinax, que l’on retrouve capitaine des chasses sous le roi Chilpéric, puis encore un nombre infini de Pertinax ayant passe par les états les plus variés : marchands, procureurs ou sergens, jusqu’au