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position, mais le cœur navré de jalousie. Il était évident pour lui que l’équipage se dirigeait vers quelque petite maison. La naïve pupille qu’il venait d’admirer au théâtre convolait cette fois à des noces mystérieuses.

Et quel droit avait-il ; cet insensé spectateur, tout plein encore des illusions de la soirée, de s’enquérir des actions nocturnes de la belle Guéant ? Si, au lieu de la Pupille, elle avait joué ce soir-là les Dehors trompeurs, le sentiment éprouvé par Nicolas eût-il été le même ? C’est donc une femme idéale qu’il aimait, puisqu’il n’avait jamais songé d’ailleurs à se rapprocher d’elle ; mais le cœur humain est fait de contradictions. De ce jour, Nicolas. se sentait amoureux de la femme et non plus seulement de la comédienne. Il osait pénétrer un de ses secrets, il se sentait résolu à se mêler au besoin à cette aventure comme il arrive quelquefois que dans les rêves : le sentiment de la réalité se réveille, et que l’on veut à tout prix les faire aboutir.

La voiture, après avoir traversé les ponts et s’être engagée de nouveau parmi les rues de la rive droite, s’était enfin arrêtée dans la cour d’un hôtel du quartier du Temple. Nicolas se glissa à terre sans que le concierge s’en aperçût, et se trouva un instant embarrassé de sa position. Pendant ce temps, la voix doucement timbrée de Mlle Guéant disait à sa compagne « Descends la première, Junie. »

Junie ! À ce nom, un souvenir déjà vague passa dans la tête de Nicolas : c’était le petit nom d’une demoiselle Prudhomme, danseuse à l’Opéra-Comique, qu’il avait rencontrée dans une partie de campagne. Il s’avança pour lui donner la main au moment où elle descendait de voiture. « Tiens, vous êtes aussi de la fête ? » dit-elle en le reconnaissant. Il allait répondre, quand Mlle Guéant, qui descendait à son tour, s’appuya légèrement sur son bras. L’impression fut telle que Nicolas ne put trouver un mot. En ce moment, un colonel de dragons qui venait au-devant des dames dit en jetant les yeux sur lui : « Mademoiselle Guéant, voici un de vos plus fidèles admirateurs. » Il avait en effet vu souvent Nicolas au spectacle, applaudissant toujours avec transport la belle comédienne. Celle-ci se tourna vers le jeune homme, et lui dit avec son plus charmant sourire et son accent le plus pénétrant : « Je suis charmée, monsieur, de vous trouver des nôtres. » Nicolas fut comme effrayé d’entendre pour la première fois cette voix si connue s’adresser à lui, de voir cette statue adorée descendue de son piédestal, vivre et sourire un instant pour lui seul. Il eut seulement la présence d’esprit de répondre : « Mademoiselle, je ne suis qu’un amateur charmé de rester pour vous admirer plus long-temps. »

Il y avait en lui un sentiment singulier qu’éprouvent tous ceux qui voit de près pour la première fois une femme de théâtre, c’est d’avoir à faire la connaissance d’une personne qu’ils connaissent si