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Nous avons vu quels sont les sanglans reproches que la montagne de Londres fait à la montagne de Paris. Il est curieux de voir la suite de cette querelle de ménage. La montagne de Londres avait eu le malheur d’appeler quelque part M. Proudhon un ferrailleur d’idées. M. Proudhon répond aux montagnards qu’ils sont des blagueurs ; pardon de répéter ces grosses injures, mais M. Proudhon ne se borne pas à dire le gros mot, il l’explique, et c’est à cause de l’explication que nous avons répété le mot. La montagne de Londres avait reproché à la montagne de Paris de n’avoir pas osé appeler le peuple aux armes. « Appeler le peuple aux armes ! répond M. Proudhon ; mais vous en êtes donc encore à savoir pourquoi votre manifestation du 13 juin n’a pas abouti, pourquoi elle ne pouvait aboutir ! L’insurrection, sachez-le donc pour votre gouverne, l’insurrection, malgré toutes les déclarations et glorifications démagogiques, porte en soi quelque chose de défavorable, comme la guerre et le supplice, quelque chose qui fait que la conscience du peuple y répugne, et que les citoyens n’y vont qu’à contre-cœur. Et ce n’est pas une doctrine que je prêche, c’est un fait que je constate. L’insurrection n’a de succès qu’autant qu’elle réussit à se dissimuler. On dirait que le peuple, même dans la plus juste des causes, rougisse de se révolter. »

Qui écrit de cette manière vive et forte contre l’insurrection ? Est-ce M. de Maistre ou M. Proudhon ? Il y a de quoi s’y tromper. Jamais la vieille maxime que l’insurrection est le plus saint des devoirs n’a été plus hardiment et plus éloquemment niée ; mais tel est le talent de M. Proudhon, c’est l’homme le mieux fait pour réfuter les paradoxes qu’il n’invente pas. Sa raison dépend de la proposition qu’il a devant lui : vrai et admirable quand il rencontre l’erreur, faux et subtil quand il rencontre la vérité. Comme le parti montagnard n’a pour doctrines que des phrases creuses et des théories impraticables, M. Proudhon, dès qu’il s’est trouvé lancé par les événemens dans ce milieu déclamatoire et faux, a eu, par l’effet même de sa nature contrariante, une vigueur et une fermeté de bon sens singulières. De là des tirades comme celles que nous venons de citer, et qui passeront pour des paradoxes insolens, non-seulement auprès des montagnards qu’attaque M. Proudhon, mais aussi auprès de beaucoup de bons bourgeois, tant est grand le ramollissement du sens commun dans notre malheureux pays ! et parce que c’est le sort de la vérité dans le pays de l’erreur de passer pour un paradoxe.

M. Proudhon prouve aux montagnards émigrés que leur cri : aux armes ! poussé si aisément de Londres à Paris est un crime et une folie. Personne ne veut courir aux armes, surtout avec de pareils chefs. « Il ne faut pas vous le dissimuler, continue M. Proudhon : le peuple, ainsi que la bourgeoisie, n’a nulle confiance en vous. Le peuple rit de vos pasquinades politiques et sociales ; il vous a connus à l’œuvre ; il a jugé la puissance de vos moyens et la fécondité de vos ressources… Il se convainc tous les jours, par la lecture de vos manifestes, que vous êtes aussi étrangers à ses aspirations qu’ignorans de la marche de ses idées et de la situation de ses intérêts… Tranquillisez-vous donc, et, quoi qu’il arrive, ne vous excitez pas le cerveau, ne vous échauffez point la bile. Acceptez en toute résignation le repos que vous fait l’exil, et mettez-vous bien dans la tête qu’à moins d’une transformation complète de votre esprit, de votre caractère, de votre intelligence, votre rôle est fini. »