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l’on ne peut se maintenir au pouvoir qu’en assurant à chacun une sous-préfecture ou une place de vérificateur des hypothèques est un pays impossible à gouverner. Cette absence d’esprit de corps a été la fissure par où est sorti le feu.

Une autre cause de cette brusque explosion, c’est la sécurité de la société en présence des dangers qui l’environnaient. Cette sécurité avait, sous Louis-Philippe, atteint son dernier degré ; la paresse d’esprit, l’absence d’activité et de vigilance, ne pouvaient pas être poussées plus loin. Il semblait à nos gouvernans et à nos gouvernés qu’ils fussent assis sur le diamant, et que cet ordre de choses ne dût pas avoir de fin. Ils avaient oublié aussi que cet ordre de choses avait eu un commencement, et quel commencement ! Trente années de paix, en relâchant de plus en plus toute énergie morale, avaient donné libre carrière au bavardage, aux disputes étourdissantes, et le bruit des armes avait fait place au bruit des langues et au cri des plumes courant sur le papier. Nous avions oublié que le danger est la chose normale et habituelle dans la vie politique, comme dans la vie individuelle, et que la sécurité n’est qu’une exception de quelques heures. Rien n’égale l’ignorance dans laquelle la société était plongée à l’égard de ses ennemis. Lorsque le 24 février est arrivé, tout le monde s’est regardé et chacun a demandé à son voisin : « Comment cela s’est-il fait ? » Ah ! oui, comment ? Toute l’Europe sait que les Français sont le peuple le plus ignorant en ce qui touche les affaires extérieures ; mais on ne sait pas combien peu ils connaissent leurs propres affaires. Il a fallu que, deux ans après la révolution de février, M. Chenu, M. de La Hodde et tutti quanti vinssent nous révéler non pas seulement l’existence des sociétés secrètes, leurs mystères et leurs forces militantes, mais, ce qui est plus étonnant, leur esprit et leurs doctrines. Lorsqu’on parlait de sociétés secrètes avant février, c’était toujours le spectre de la république qu’on avait sous les yeux, jamais la réalité du socialisme et du communisme : il y avait alors cependant toute une littérature souterraine qui allait son train et dont personne ne s’occupait. Qui donc connaissait la Fraternité, organe du communisme, — le Populaire, — l’Humanitaire, qui reposait sur les principes du matérialisme ? Qui savait les noms de M. Savart, de M. Malarmet, de M. Desamy et autres ravageurs littéraires, comme les appelle quelque part un de leurs anciens compagnons d’aventures ? Qui lisait les innombrables brochures apocalyptiques, mystiques, somnambuliques, révolutionnaires, toutes pleines de désirs incendiaires et de rêves sanglans ? Quel pamphlétaire, quel journaliste avait dévoué sa plume à flétrir ces rêves et à les présenter à la risée des honnêtes gens ? Et pourtant, malgré leur mauvais style et leurs absurdes prédications, ces choses étaient plus importantes que les coalitions parlementaires, les discours de tribune et les querelles de la presse. Et ici nous ne pouvons nous