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science que les automates dont le moteur restait caché. Aussi furent-elles d’un usage beaucoup plus fréquent. C’étaient de vraies marionnettes que les énormes mannequins, en forme de goules monstrueuses, qu’on menait en procession dans presque toutes les villes, soit aux Rogations, soit à la Fête-Dieu, soit aux anniversaires de certains patrons, braves chevaliers ou saints évêques, canonisés pour avoir délivré la contrée des monstres qui l’infestaient jadis, ou pour avoir (ce qui est tout un) dompté l’idolâtrie. Amiens, Metz, Nevers, Orléans, Poitiers, Saint-Quentin, Laon, Coutances, Langres, etc., ont vu, dans de solennelles processions, promener, presque jusqu’à la fin du dernier siècle, ces formidables machines, vulgairement appelées papoires. On distinguait surtout parmi ces simulacres, qui ébranlaient si vivement l’imagination populaire, la fameuse tarasque à laquelle une légende rattache le nom de Tarascon, la gargouille de Rouen, la grand’gueule de Lyon, l’hydre de l’abbaye de Fleury, dont les mâchoires ouvertes laissaient voir une ardente fournaise, enfin le grand dragon de Paris, tué par saint Marcel, et qu’on promenait, durant les Rogations, autour du parvis et dans tout le cloître de Notre-Dame, joie et terreur du peuple et des enfans de la vieille cité, qui jetaient dans son gosier béant, comme dans une large besace de quêteur, de la monnaie, des fruits et des gâteaux.

On n’introduisait pas seulement dans ces cérémonies des figures de dragons et de monstres ; on y faisait figurer des géans tels que Goliath et saint Christophe, on y admettait même quelquefois des mannequins de femmes. Venise au XIVe siècle offrit un exemple notable de cette sorte de représentation. Il était d’usage, depuis le Xe siècle, de célébrer dans cette ville une cérémonie nommée la festa delle Marie en mémoire de douze fiancées enlevées, en l’an 944, par des pirates venus de Trieste, et aussitôt reprises des mains des ravisseurs. Pendant huit jours, on conduisait en grande pompe dans la ville et dans les environs douze belles jeunes filles couvertes d’or et de bijoux. Elles étaient désignées par le doge et mariées aux frais de la Seigneurie. Avec les progrès du luxe, la dépense devint si considérable, que le nombre des Maries dut être réduit d’abord à quatre, puis à trois. Enfin, le choix de ces jeunes filles soulevant trop de brigues dans l’état, on prit le parti de les remplacer par des figures de bois. Ce changement fut très mal accueilli par le peuple. Il fallut, en 1349, venir au secours de ces pauvres Marie di legno, comme on les appelait, et les protéger contre les huées et les sarcasmes de la foule. Ce nom même de Maria di legno est demeuré à Venise une épithète désobligeante et moqueuse, qu’on applique aux personnes du sexe d’une tournure raide et peu avenante[1]. Ces poupées

  1. Voyez Giustina Renier Michiel, Origine delle feste Veneziane ; Milano, 1829. T. I, p. 91-92.