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qui font supposer, mais qui ne prouvent pas l’existence au moyen-âge de la sculpture mécanique. À titre de fait positif, je citerai un crucifix du monastère de Boxley dont non-seulement la tête, mais les yeux étaient mobiles, au témoignage de Lombarde, ancien et exact historien du comté de Kent[1]. Enfin, pour ne laisser subsister aucun doute sur la réalité de cette phase singulière et peu observée jusqu’ici de l’art chrétien, je vais rappeler de quelle manière on représente de temps immémorial à Jérusalem, dans l’église du Saint-Sépulcre, les divers épisodes de la passion le jour du vendredi saint. J’ai à choisir entre plusieurs relations de diverses époques, écrites par de pieux pèlerins de diverses communions. J’emprunte, en l’abrégeant, celle de Henri Maundrell, chapelain de la factorerie anglaise d’Alep, qui visita les lieux saints au temps de Pâques.1697 :

« Parmi plusieurs crucifix, dit-il, que l’on porte en procession dans l’église du Saint-Sépulcre, il en est un, d’une grandeur extraordinaire, sur lequel est posée l’image de notre Seigneur, très bien sculptée et de grandeur naturelle… Après plusieurs stations, la procession atteignit le Calvaire en montant plusieurs degrés ; arrivée à une chapelle bâtie sur le lieu même où Jésus fut crucifié, on figura cette scène au naturel, en clouant sur une croix, avec de grands clous, l’image dont nous avons parlé ; puis, à quelques pas de là, on dressa la croix… Ces cérémonies achevées, ainsi que le sermon du père gardien, deux moines, qui font les personnages de Joseph d’Arimathie et de Nicodème, arrachèrent les grands clous et descendirent de la croix le corps du Sauveur avec des gestes et une attitude qui répondaient à la solennité de l’action. L’image du Christ est faite de telle sorte que les membres sont aussi flexibles que s’ils étaient vraiment de chair. Rien n’étonna plus les assistans que de voir courber et croiser sur le cercueil les deux bras, de la manière dont on dispose ceux des véritables morts[2].

Un siècle auparavant, un Français, le père Boucher, de l’ordre des frères mineurs-observantins, avait assisté à ces mêmes cérémonies, et y avait pris une part importante. Son récit, d’une singulière naïveté, complète le précédent :

«… Nous montasmes, dit-il, au Calvaire, qui estoit tout tapissé de noir, et esclairé de soixante et quatorze lampes. Arrivés en ce lieu, en la partie du crucifiement, qui estoit la mesme place en laquelle, à tel jour, le Sauveur du monde fut cloué en croix, estoit étendu un crucifix de bois très bien faict, couvert d’un drap noir. Le prédicateur (c’était le père Boucher lui-même) estant arrivé au point de saint Luc : Et postquam venerunt in locum qui vocatur Calvariœ, ibi crucifixerunt eum, deux diacres vinrent lever le drap noir qui couvroit le crucifix. Et à ce moment, il faut l’avouer, ô lecteur ! toute l’assemblée, voyant un si vif portrait du crucifiement douloureux, jeta des sanglots

  1. Voy. Perambulation of Kent.
  2. A Journey from Alep to Jerusalem, at easter, ann. Domini 1697 ; Oxford, 1740 ; p. 74.