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En écartant les branches, Étienne aperçut à ses pieds une bouteille dans laquelle il restait encore quelques gouttes de rhum ; il la montra à son frère. — Je comprends, dit Antoine ; c’est un imbécile de sauvage qui est venu se cacher ici pour boire à son aise. Il a mis sa bouteille à sa bouche et il a bu jusqu’à ce qu’il fût à bout de ses forces ; avec une pareille dose, il peut bien dormir sans avoir besoin d’être bercé.

Étienne déroula la peau d’ours dans laquelle l’Indien s’était enveloppé comme dans un linceul. — Ma foi, dit-il à son frère, voilà notre chasse faite ; emportons cette peau. Aussi bien elle est à nous, puisque c’est celle de la bête que nous cherchions ; puis elle paiera une partie du gibier que ce rôdeur nous a volé. Écoute un peu comme il ronfle ! Pauvre innocent, va !… Après tout, nous lui rendons service ; le froid le réveillera quelques heures plus tôt… Il a au menton deux lignes bleues qui se croisent ; je le reconnais à présent. C’est celui à qui tu as fait faire un plongeon le jour où nous sommes arrivés au village. Je parierais que son chien nous a reconnus et que c’est pour cela qu’il s’est sauvé.

Tout en parlant ainsi, Étienne prit les jambes de l’Indien, Antoine le souleva par la tête, et ils lui enlevèrent la peau qui l’abritait. — Maintenant, reprit le plus jeune des deux frères, il faut rafraîchir ses munitions. Il reste dans sa bouteille un bon verre de rhum ; je vais le verser dans sa poudre ; ça lui donnera de la force.

— Et moi, j’encloue la pièce, dit Antoine.

Il saisit la carabine du sauvage et enfonça dans la lumière une forte épine d’acacia qu’il cassa ensuite de manière qu’il fût impossible de la retirer. Cela fait, les deux chasseurs reprirent la route de leur demeure, bien persuadés qu’après une pareille leçon l’Indien s’éloignerait de leur voisinage. Rendus chez eux, ils donnèrent la peau d’ours à leur père et ne pensèrent plus à cette rencontre.

Quelques jours après, Étienne, chaussé de petits souliers, le feutre gris sur l’oreille et la veste sous le bras, marchait précipitamment vers les plantations. Son père l’accompagnait ainsi qu’Antoine. On célébrait à quelque distance de chez eux une noce à laquelle tout le pays était convié. Les mariés, comptant presque autant de cousins qu’il y avait d’habitans à vingt lieues à la ronde, avaient fait une invitation en masse. Riches planteurs et petits blancs y arrivaient de toutes parts, ceux-ci à pied, ceux-là à cheval, d’autres en bateau. Que de joyeux propos s’échangeaient en chemin ! Avec quelle ardeur on bravait les fatigues d’une longue route pour se reposer en dansant toute la nuit et se remettre en marche dès le lendemain matin ! Étienne se promettait beaucoup de plaisir à cette réunion, il allait si vite, que, le vieux Faustin avait peine à le suivre. Quant à Antoine, il restait en arrière, se