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et, marécageuses que les inondations de ce petit fleuve rendent à peu près inaccessibles ; ils y trouvaient des arbres morts, pourris à l’intérieur, creusés de trous profonds comme des antres, dans lesquels ils pouvaient passer commodément les froids de l’hiver. Surprendre un de ces animaux dans son repaire, l’en faire sortir en jetant sur lui, au moyen d’une longue perche, des roseaux enflammés, et le tuer quand il se laisserait glisser en bas de l’arbre, c’était là une expédition capable de tenter un batteur d’estrade comme Antoine. D’ailleurs, il s’apercevait que, depuis quelque temps, la chasse devenait moins abondante autour de sa demeure ; une main invisible décimait rapidement les oiseaux et les quadrupèdes presque à sa porte. Les trois Canadiens ne rencontraient personne bien loin à la ronde ; à peine si un pas humain laissait çà et là son empreinte dans les sentiers, et cependant quelqu’un chassait sur leurs terres.

— Il y a un Indien qui rôde par ici, disait parfois le vieux Faustin ; mais l’Indien est comme le renard, il ne faut pas le chercher auprès du poulailler.

— Je le trouverai ou j’y perdrai mon nom ! répondait Antoine ; je le trouverai avant la fin de l’hiver, et nous verrons qui de lui ou de moi ira planter sa tente ailleurs !

Un jour donc, Antoine, accompagné de son jeune frère, se mit en marche vers la Sabine. Il avait découvert les traces d’un ours de grande taille, et, comme l’hiver était arrivé, l’animal devait avoir déjà choisi son gîte. Le soleil se levait ; il y avait un peu de glace autour des petites flaques d’eau et de la gelée blanche sur l’herbe. Les deux frères s’enfoncèrent le plus loin qu’ils purent dans les marais, à travers les joncs et la vase, parcourant à grandes enjambées ce dédale inextricable, sautant sur les troncs des arbres morts de vétusté qui formaient une suite de ponts naturels. Cette fatigante promenade les conduisit sur un petit tertre qui s’élevait comme une île au milieu des terres inondées ; ils s’en approchèrent avec précaution, et Étienne, qui marchait en tête, arma sa carabine. Antoine fit un pas pour rejoindre son frère ; il se baissa, se mit à genoux, rampa sur les mains, et fit signe à Étienne de ne pas remuer. Puis tout à coup, se relevant : — Il a été fait un malheur par ici, dit-il à voix basse ; j’aperçois un homme mort.

— De quelle couleur ? demanda Étienne. C’est peut-être un nègre marron qui est venu mourir là.

Non. Il y a un chien fauve qui s’éloigne en courant dans les buissons ; il n’aboie pas, c’est le chien d’un sauvage. Ces animaux-là sont sournois comme leurs maîtres ; ils ne font pas de bruit, mais ils mordent.

Les deux frères étaient arrivés auprès de cette forme humaine, qui leur causait une certaine crainte précisément à cause de son immobilité.