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presque à de la grace. Quand un oiseau frappé par son plomb ployait les ailes et roulait à ses pieds, il le regardait avec le dédain d’un chasseur habitué à attaquer une proie plus noble. La jeune créole, arrêtée derrière un buisson à quelques pas de lui, le regardait d’un œil curieux. Certaine d’avoir retrouvé ceux qu’elle cherchait, Marie reprenait haleine et essayait de se remettre de l’émotion qu’elle venait d’éprouver. Le cœur lui battait bien fort ; elle se sentait à peine la force d’élever la voix, mais la pensée qu’elle était là seule, près d’un étranger, la décida à faire un effort sur elle-même.

— Monsieur Antoine, cria-t-elle le plus haut qu’elle put en se montrant, où est mon père ?

— Là-bas, de l’autre côté du lac ; n’entendez-vous pas son petit fusil à deux coups qui tonne comme un pétard ? — Cela dit, le Canadien se remit en position : il avisait une douzaine d’outardes[1] qui se dirigeaient vers lui, les ailes étendues, le cou allongé.

— Je me suis égarée, reprit Marie, et je n’ose plus aller seule. De grace, monsieur, conduisez-moi près de mon père J’ai peur dans cette forêt, et je veux rejoindre mon père, entendez-vous ?… Je suis lasse, très lasse, et ne puis faire un pas de plus, si vous ne m’accompagnez.

En parlant ainsi, elle poussa son cheval dans l’eau pour mieux se faire entendre de l’impassible Canadien, qui suivait toujours avec le canon de sa carabine le vol des outardes. Ces oiseaux, effrayés par la vue du cheval et de la jeune fille, qui, s’avançaient à découvert au milieu des joncs, poussèrent un cri et changèrent de direction. Antoine désarma aussitôt sa carabine ; il lança un regard de dépit sur le beau gibier qui lui échappait, puis s’approcha de Marie sans lui dire autre chose que ces trois mots : — Par ici, marchons ! — Et il prit les devans d’un pas rapide.

— Attendez un peu, dit Marie, pas si vite… la tête me tourne Oh ! mon Dieu ! je ne vois plus… la bride m’échappe.

— Descendez, mademoiselle, cria Antoine en l’aidant à mettre pied à terre ; asseyez-vous là, sous l’ombre de cet arbre… Cela ne sera rien qu’une faiblesse, l’effet de la peur, d’une marche forcée… Quelle idée aussi de nous avoir suivis jusqu’au bord de ce lac ?… Les femmes sont toujours les mêmes ; elles tremblent devant une araignée et affrontent sans nécessité des périls réels ! La forêt a, comme la mer, des abîmes où les plus hardis, périssent ! — Tout en parlant ainsi, seul et à demi-voix, le Canadien jetait sur le front de la jeune fille quelques gouttes d’eau qui la ranimèrent peu à peu. Quand elle commença à ouvrir les yeux : - Tenez, reprit le chasseur, je ne peux pas vous offrir

  1. Nom que les créoles donnent à l’oie hyperboréenne.