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où finissent les habitations. Nous allons nous établir dans le bois, nous autres.

— Il paraît qu’il y a du chevreuil par ici, dit brusquement Antoine, l’aîné des deux fils, qui repoussait au milieu de la table le plat d’où il venait de tirer la dernière tranche de venaison. Y a-t-il de l’ours aussi ?

— De l’ours ? répliqua la jeune fille en croisant ses petits bras et en donnant à sa voix une intonation grave autant qu’ironique ; de l’ours ? mais il en passe quelquefois…

À cette réponse, dans laquelle le grand Canadien n’entrevoyait pas même l’ombre d’une malice, Étienne, le plus jeune des deux frères, se retourna lentement et fixa sur la fille du créole un regard qui la fit rougir. Le planteur, s’adressant à son tour à ses hôtes, chercha à leur faire comprendre qu’au lieu d’aller se perdre dans la forêt, il leur serait plus avantageux de rester dans le voisinage. Il leur donnerait à cultiver de bonnes terres à maïs ; aidés par lui, ils défricheraient plus commodément une certaine quantité d’acres de terrain, plus tard ils achèteraient des noirs, et prendraient rang parmi ceux qu’on appelait du nom d’habitans[1]… En entendant cette proposition, le vieux Canadien hocha la tête, Antoine fit la moue, et Étienne baissa les yeux.

— Allons, reprit le planteur, je vois bien que vous êtes de francs sauvages ; n’en parlons plus. Si c’est la forêt qu’il vous faut, vous la trouverez à quelques lieues d’ici, aussi solitaire que vous pouvez la désirer. Vivez-y donc comme bon vous semble, et, au cas où vous changeriez d’avis, souvenez-vous que je suis toujours disposé à vous bâtir une case sur mes terres.

— Grand merci ! dit le vieux Faustin ; quand vous aurez envie de quelque belle pièce de gibier, vous n’avez qu’à me faire dire un mot. Nous voilà bien reposés à présent, et, avec votre permission, nous allons nous remettre en route.

Là-dessus, ils partirent. — Monsieur Antoine, leur cria la jeune créole comme ils s’éloignaient, j’oubliais de vous dire que vous trouverez des poules d’Inde dans les îles de la rivière et pas mal de tortues sur les grèves !

Antoine, qui s’était retourné, répondit par un signe de tête accompagné de cette simple parole : — Bon ! — Et la jeune fille éclata de rire.

— Marie, lui dit son père, quel plaisir prenez-vous à vous moquer ainsi de ces bonnes gens ? Leur vie s’est passée dans de rudes travaux ; ils sont un peu sauvages, mais francs et simples de cœur.

  1. Habitans et habitations, dans la langue des créoles, sont synonymes de planteurs et de plantations.