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hommes se sont faites du beau, ou plutôt les aspirations, les sentimens et l’état moral qui se sont exprimés par le langage des pierres. Ainsi envisagée, l’histoire générale de l’architecture était certainement un terrain nouveau, une branche peu explorée de la philosophie de l’art, et M. Freeman a fait honneur à sa tâche. Il a une instruction technique suffisamment précise ; il cite consciencieusement les autorités ; il possède des connaissances historiques et littéraires qui lui servent à comprendre les monumens, et les phases de l’architecture, telles qu’il les retrace, reflètent bien les divers degrés de développement qui se sont manifestés dans les institutions, les conceptions et les actes des diverses races d’hommes.

À l’égard de l’Inde et de l’Égypte, il est fort bref, et parce que leurs monumens, suivant lui, ne formulent aucune idée arrêtée, définie, et parce que leur architecture a eu peu d’influence sur celle de l’Europe ancienne et moderne. C’est en Grèce qu’il place, et à juste titre, l’origine de la tradition, qui ne s’est plus interrompue. Sur l’art romain, ses jugemens sont neufs et perspicaces ; il le dénonce avec talent comme une imitation sans vie, comme une alliance de contradictions non harmonisées. À la Grèce, Rome a emprunté une architecture tout horizontale et essentiellement inspirée par des constructions de bois ; à ces données, elle accouple un principe de toute autre origine, le cintre pélagien, primitivement inspiré par des constructions de pierre, et elle entasse sans but ces élémens, plaçant des cintres inutiles sous des poutres de pierre superflues, mettant partout le mensonge, et produisant ainsi des temples qui ne représentent aucune conception naturelle. — Pour M. Freeman, le génie romain ne s’est traduit que dans les aqueducs et les cirques ; c’est là seulement que l’idée du cintre s’est logiquement développée ; et les continuateurs légitimes de ce progrès ont été, non point les architectes classiques des beaux temps, non point les Vitruve et les Palladio, mais bien les artistes de la décadence, les constructeurs des basiliques et les maîtres du style roman.

À partir des basiliques latines jusqu’à la fin de l’art gothique, où s’arrête M. Freeman, la pensée dominante de son œuvre se met de plus en plus en évidence. Cette pensée mérite d’être remarquée, parce qu’elle est commune non-seulement à toute l’école puseyiste, mais encore à toute la génération nouvelle de l’Angleterre. Tandis que les romantiques allemands et français s’enthousiasmaient un peu aveuglément pour la naïveté ou pour l’ascétisme du moyen-âge, l’Angleterre seule, il faut le dire, n’a pas perdu la tête. Chez elle, toute la réaction dirigée contre le XVIIIe siècle et les modèles antiques venus de la renaissance a été uniquement un mouvement national, un effort de la race anglo-saxonne pour se faire un art et une philosophie suivant sa nature à elle. Si elle a remis en honneur le moyen-âge, c’était avant tout parce qu’elle y retrouvait le génie du Nord. C’est au même point de vue que M. Freeman fait ressortir la prééminence de l’art gothique. Il l’aime et il l’admire comme l’épanouissement le plus complet des tendances artistiques et religieuses de sa race. — Peut-être est-il parfois un peu trop systématique, peut-être aussi est-il trop porté à voir dans chaque type architectural le symbole d’une idée qui s’est symbolisée de propos délibéré ; mais ces défauts sont contenus par des qualités opposées, et M. Freeman possède certainement le mérite qui leur correspond. Il a une grande puissance pour déchiffrer la psychologie des monumens