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Nous dirons d’abord que, si l’idée d’émancipation était assez puissante pour insurrectionner les noirs, ils n’auraient pas attendu jusqu’ici. Ils se seraient soulevés en 1841, alors que le gouvernement de la métropole, en rupture ouverte avec la France, seule alliée continentale de celle-ci, était à la merci de l’Angleterre, qui, par l’organe de son agent à Cuba, M. Turnbull, leur prêchait ouvertement la révolte. Ils se seraient surtout soulevés en 1848 ; les dangers qui menaçaient intérieurement et extérieurement l’Espagne, sa querelle diplomatique avec l’Angleterre, la suppression de l’esclavage dans nos colonies, l’ascendant irrésistible que semblait donner aux idées d’émancipation la révolution européenne, tout les y encourageait, et les propagandistes, tant anglais qu’américains, qui s’étaient abattus sur l’île ne le leur laissaient pas ignorer. Ce que les noirs n’osèrent ou ne voulurent pas tenter à ces deux époques, l’oseraient-ils et le pourraient-ils aujourd’hui que l’Espagne, libre de toute complication extérieure et remise de son délabrement intérieur, est plus que jamais en mesure de les contenir ? Cette liberté qu’ils n’ont pas songé à prendre des mains de l’Angleterre, dont la bonne foi abolitioniste ne pouvait être du moins révoquée en doute, iraient-ils précisément la demander aux États-Unis, où la question de l’esclavage est plus que jamais en suspens, aux États-Unis, qui de la même main offrent l’émancipation des noirs et le rétablissement de la traite ? Ajoutons que la position des noirs est à Cuba des plus tolérables. Des règlemens sévères, qui datent des premiers temps de la conquête, les mettent à l’abri de tout mauvais traitement, et l’opinion ne les protège pas moins que la loi. Ce sentiment d’égalité pratique qui est le fond du caractère espagnol a déteint ici sur les rapports des colons avec les esclaves : l’esclavage ne s’y distingue, à proprement parler, de la domesticité libre que par son côté avantageux, par le patronage perpétuel qu’il implique. Un grand nombre de noirs ont pu s’y créer par leur industrie une aisance personnelle qui leur permet souvent jusqu’aux jouissances du luxe, et il ne tient qu’à eux d’oublier qu’ils ont encore un maître. Cette liberté de fait ne vaut-elle pas la liberté légale des noirs et des mulâtres de l’Amérique du Nord, qui ne pourraient, sans courir danger de mort, user des droits politiques que la constitution leur confère, et que l’impitoyable orgueil de la race blanche exclut de ses écoles, de ses églises, et jusque de ses cimetières ?

La propagande à double face des annexionistes n’est pas de nature à inspirer plus de confiance aux planteurs qu’à la race noire. En supposant même que ceux-ci fussent complètement rassurés du côté des abolitionistes américains, le danger ne serait que déplacé. Si l’Espagne voyait jamais Cuba lui échapper par le fait des planteurs, hésiterait-elle un seul, instant, fût-ce en pure perte, à décréter elle-même l’émancipation en masse des noirs ? Ceci est élémentaire on encloue les canons qu’on est forcé d’abandonner à l’ennemi, et nous n’énonçons pas d’ailleurs cette hypothèse au hasard. Il est un mot semi-officiel qui fait fortune en Espagne, et que méditeront sans doute les créoles annexionistes, s’il y en a réellement : « Cuba doit être espagnole ou africaine ! »