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à sa profession et à sa famille pour être traîné à la boucherie, et, s’il avait le bonheur de survivre et de revenir avec tous ses membres, il avait désappris son état. Dans les temps où la patrie était assaillie par l’étranger, ce sacrifice était nécessaire à la défense nationale. Il resterait bien à savoir si ce ne fut pas la politique française qui provoqua l’Europe, et si la faculté qu’on eut ainsi de se procurer indéfiniment de la chair à canon ne fut pas un encouragement pour les passions de la convention nationale ou l’ambition de Napoléon ; mais, quand bien même les guerres que la conscription servit à soutenir auraient été irréprochables, est-ce qu’il est permis d’ériger en un système immuable une pratique qui n’aurait été bonne qu’à titre temporaire, une innovation qui est incompatible avec l’esprit de l’époque, esprit libéral, je l’imagine ? Notre recrutement choque la justice non moins visiblement que la liberté. Pour le riche ou l’homme aisé, il se résout en une cotisation modique ; pour le pauvre, c’est sa carrière brisée, c’est une servitude honorable autant qu’il vous plaira, mais qui s’étend sur le sixième de la vie active[1]. Les classes aisées ont eu grandement tort, quand elles exerçaient la domination, de laisser peser de tout son poids cet assujettissement sur les classes ouvrières, alors que depuis 1815 c’était devenu pour elles-mêmes une charge insignifiante.

En Angleterre et aux États-Unis, l’armée se recrute aujourd’hui comme autrefois, par l’enrôlement volontaire. La compagnie des Indes elle-même ne lève pas autrement sa nombreuse armée de cipayes. Voilà comment se comportent des peuples libres.

La loi du recrutement est ou semble être plus exigeante encore envers les populations maritimes. De dix-huit à cinquante ans, tout matelot, tout pêcheur en mer est tenu de se rendre à bord d’un bâtiment de l’état sur la première réquisition, qu’il soit marié ou non ; après avoir été appelé une fois, il peut l’être une deuxième, une troisième. Les exemptions légales qui sont admises pour l’armée de terre ne le sont pas pour l’armée de mer. « Je pourrais, disait le maire de Saint-Brieuc, M. Lepommellec, dans un mémoire sur l’inscription maritime qui remonte à une dizaine d’années, je pourrais citer une famille d’Étables dont les quatre fils ont servi en même temps sur la flotte. » Un fantassin ou un cavalier a beaucoup de chances pour devenir officier, s’il est intelligent et zélé ; un marin n’en a pour ainsi dire aucune.

L’inscription maritime date de Colbert. Les gouvernemens de la révolution n’y ont guère touché que pour y changer quelques dénominations. Elle était dans l’esprit de la législation française, quand Colbert l’établit. On s’inquiétait médiocrement alors de la liberté et de l’égalité. Au moyen de divers avantages, tels que le privilège de la pêche, une

  1. En faisant partir celle-ci de dix-huit ans pour la prolonger jusqu’à soixante.