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l’occasion de manger et de boire. Les traditions d’hospitalité ne leur permettent pas de recevoir ceux qui viennent prendre part à la douleur ou à la joie de la famille sans leur offrir le pain et le vin, ces deux antiques symboles d’alliance. La Loubette couvrit en conséquence la table de tout ce qui pouvait être offert, et Jérôme se chargea de faire les honneurs de la maison. Il accueillait tout le monde avec de bruyantes lamentations. Aux plaintes des visiteurs sur le sort de son fils, il répondait par des plaintes sur son propre sort. Qu’allait devenir la cabane, gouvernée par une coiffe et par deux bras vieillis ? Tôt ou tard on le verrait infailliblement réduit aux haillons des chercheurs d’aumône, et par malheur on n’était plus au temps de la grande sœur de la sagesse, qui demandait à Dieu de devenir étoffe, pour vêtir les pauvres gens[1]. Tous ces gémissemens étaient entrecoupés de libations qui me parurent en adoucir sensiblement l’amertume. Comme tous les paysans, le cabanier, qui ne se mettait que rarement en dépense, voulait au moins profiter de celle qu’il ne pouvait éviter, et il buvait seul autant que tous les visiteurs.

Quant à la Loubette, après avoir mis le couvert, elle était sortie et avait d’abord rôdé quelque temps autour des gendarmes groupés au dehors. Son attitude et son expression me surprirent. Ses larmes coulaient, mais sans les éclats ordinaires aux douleurs campagnardes ; c’était plutôt une angoisse agitée qu’entrecoupaient des tressaillemens nerveux. Elle se dirigea bientôt vers l’appentis où l’on avait déposé les restes de son frère. Ceux-ci avaient été recouverts d’un drap roux en toile de chanvre, et on avait allumé aux pieds deux chandelles de résine. Tous les arrivans venaient pour regarder le mort ; mais la Loubette, assise à terre sur le seuil, la figure cachée sur ses genoux, barrait la porte et ne permettait à personne d’entrer. Cependant, à la voix du vieux Jacques, elle tressaillit et releva la tête.

Le grand berger était debout devant l’appentis, contemplant cette forme humaine à jamais immobile qui se dessinait dans l’obscurité. Il tenait des deux mains son chapeau appuyé sur sa poitrine, ses longs cheveux gris tombaient sur ses épaules, et un pli douloureux crispait son front tanné.

— Voilà donc ce qu’on gagne à vieillir ! dit-il, en ayant l’air de penser tout haut plutôt que de s’adresser à quelqu’un ; ceux qu’on a vus naître sont étendus sur les tréteaux, et la fille de la maison pleure à la porte !

— Dieu essaie notre cœur, vieux Jacques ! dit la Loubette, qui laissait échapper quelques larmes.

Le berger remua la tête.

  1. Ces paroles sont historiques ; elles furent prononcées par la sœur Marie-Louise, qui fonda la maison des Filles de la sagesse à Saint-Laurent (Vendée).