Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs cœurs d’un autre côté. Nous l’avons trop bien vu par Guillaume le Triste-Gas ! Qui sait où son mauvais sort l’a conduit à cette heure, et s’il n’y a pas en route pour nous quelque nouvelle de malheur ?

En ce moment, un cri d’oiseau perçant, mais isolé, se fit entendre au dehors. Le cabanier et sa fille redressèrent la tête en même temps, le premier tout surpris, la seconde avec une exclamation de saisissement.

— As-tu entendu ? s’écria Jérôme ; on dirait un tire-arrache.

Un second cri, puis un troisième retentirent dans la nuit.

— C’est bien l’oiseau de rivière, reprit le cabanier, mais, par le Dieu tout-puissant ! je ne l’avais jamais entendu chanter si tard.

— Quelque niole, en passant, l’aura effrayé, dit la Loubette, dont la voix me parut trembler ; mais si c’est l’heure où les oiseaux dorment, c’est celle où les chrétiens soupent, et la table est servie.

Elle avait allumé une clarté qu’elle posa sur la nappe en me montrant mon couvert. Je pris place vis-à-vis du cabanier, et il se mit à me faire les honneurs de son souper avec plus d’entrain que je ne lui en aurais supposé. Une fois enhardi, Jérôme ne manquait ni de conversation ni de bonne humeur. C’était le type complet, quoique un peu exagéré, du maraîchain méridional. Mélange de crédulité, d’égoïsme et de timidité, il avait besoin d’une complète confiance pour être lui-même ; au moindre soupçon, toute liberté d’esprit disparaissait, une circonspection peureuse reprenait le dessus, et l’on retrouvait le Prusias campagnard, toujours tremblant de se brouiller avec la république.

Je me sentis d’autant plus à l’aise pour l’étudier, que dès le commencement du souper la Loubette avait disparu. Je n’y pris d’abord point garde, tout occupé que j’étais de mon hôte. À force d’ambages et de précautions oratoires, j’avais réussi à ramener la conversation sur Guillaume. Le cabanier me parlait d’une jeune fille avec qui il avait échangé les anneaux de promesse et qui s’était mariée depuis à un autre, quand il fut subitement interrompu par des pas lourds, accompagnés de cliquetis d’armes. Au même instant, un uniforme galonné s’encadra dans la baie de la porte, et le brigadier de la gendarmerie de Chaillé entra. Jérôme devint très pâle, le verre qu’il allait porter à ses lèvres resta à. moitié chemin ; le brigadier nous salua avec la politesse joviale ordinaire à ses pareils.

— Bon appétit, dit-il, et ne vous dérangez point pour moi. Il paraît que la santé se soutient, père Jérôme ?

— La… la santé ! bégaya le cabanier, tenant, toujours son verre à la même hauteur.