Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un talent complet, même dans l’ordre tragique. Tous ceux qui ont vu Talma, ne peuvent écouter sans sourire les éloges prodigués à Mlle Rachel ; car, si elle dit généralement bien, et dans sa diction même il y a beaucoup à reprendre, depuis la valeur des syllabes jusqu’aux inflexions qui traduisent la nature intime des sentimens, elle est bien rarement émue, et n’émeut pas moins rarement. Elle contente l’intelligence par l’accent presque toujours juste qu’elle donne aux paroles de son rôle ; mais elle vise trop au détail, et laisse voir trop clairement le mécanisme de sa méthode. Ralentir le débit du premier hémistiche pour lancer plus sûrement et d’une voix plus vigoureuse le second hémistiche, laisser mourir le son pour l’enfler tout à coup, ce n’est pas même réciter d’une façon pure et soutenue, et, dans tous les cas, réciter n’est pas jouer. Talma nous donnait le frisson ; en écoutant Mlle Rachel, nous avons tout loisir pour nous demander si elle ne manque pas aux lois de la prosodie, si elle ne double pas les consonnes, si elle ne dénature pas les accens ; notre émotion est si calme, que nous avons le temps de remarquer hélas transformé en hélas, Mécène transformé en Messène. J’en passe, et des meilleurs. Lors même que Mlle Rachel connaîtrait parfaitement la prosodie qu’elle ignore, il lui resterait encore bien du chemin à faire pour égaler Talma. Elle croit avoir franchi les dernières limites de son art, et, aux yeux de tous les hommes de bon sens, elle ne les a pas même aperçues. En réformant sa prononciation, vicieuse au point d’offenser toutes les oreilles délicates, elle n’arriverait qu’à bien dire ; mais, de bien dire à bien jouer, quel immense intervalle ! Quant à l’expression de la coquetterie et de la tendresse, il faut que Mlle Rachel y renonce définitivement. Ni son visage ni sa voix ne consentiront jamais à traduire ces deux sentimens. Qu’elle s’appelle Lesbie ou Lydie, Cinthie ou Leuconoë, qu’elle prenne tour à tour tous les noms consacrés par la colère ou la reconnaissance de Properce, de Tibulle ou d’Horace, elle ne réussira jamais à exprimer la tendresse. Elle comprend et rend à merveille l’ironie et la colère ; tous les rôles qui se rapprochent du type d’Hermione trouvent dans sa voix et dans son masque de fidèles interprètes : il faut qu’elle s’en tienne à ces rôles.

Quelques jours après Horace et Lydie, le Théâtre-Français nous donnait la première représentation d’un proverbe de M. Alfred de Musset. Je n’ai rien à dire du Chandelier, envisagé au point de vue purement littéraire. Ce gracieux ouvrage est connu depuis si long-temps, que je n’apprendrais rien à personne en parlant de l’esprit et de la malice qui recommandent les deux premiers actes, de la mélancolie et de la passion qui donnent au troisième acte un caractère vraiment poétique. Cette comédie, charmante à la lecture, convient-elle au théâtre ? Je ne le crois pas. Il y a pour la représentation de cet ouvrage des modifications indispensables auxquelles l’auteur est obligé de se résigner, afin de ne pas blesser le goût chatouilleux de la foule, et qui émoussent la vivacité de la pensée. Jacqueline étendue sur une chaise longue n’est pas Jacqueline au lit ; Jacqueline sur une chaise longue n’explique pas Clavaroche caché dans une armoire. La transformation poétique de Jacqueline, très acceptable pour le lecteur qui a le temps de réfléchir, n’est pas assez clairement préparée pour le spectateur. L’auditoire se demande, ce que le lecteur comprend sans peine, comment Jacqueline renonce à Clavaroche, hardi et vantard, pour Fortunio, timide et passionné. Cette métamorphose au théâtre est trop subite pour