Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/1156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1150
REVUE DES DEUX MONDES.

races vivent pêle-mêle et néanmoins dans un isolement respectif qui a été jusqu’à ce jour presque absolu. Il y a, dans cette principauté, très peu de villes qui ne portent quatre ou cinq noms très distincts, autant qu’il y a de races. On raconte l’histoire d’un voyageur qui visita trois fois Hermanstadt, croyant voir trois villes différentes, et, en effet, la ville, que les Allemands des colonies saxonnes désignent sous le nom d’Hermanstadt n’est connue des Magyars que sous celui de Nagy-Szében, tandis que les Valaques lui donnent celui de Tchibii, du latin Cibinium. M. Guibert a conservé en première ligne pour ces villes la dénomination qu’elles tiennent de la race gouvernante, c’est-à-dire de la race allemande. Jusqu’à ce que les idiomes vaincus aient repris leurs droits, rien de plus naturel mais M. Guibert n’a pas oublié de nous donner les divers noms de chacune de ces villes. Les gens qui, lisant par exemple un livre en langue slave, rencontreraient sur leur chemin le mot de Dubrovnick sauraient, en consultant le Dictionnaire de M. Guibert, que c’est le nom de Raguse et que c’est à ce mot qu’ils doivent recourir pour de plus amples informations.

Nous avons dit que cette restitution de la véritable orthographe des mots peut avoir quelquefois une sorte d’importance politique. Rien ne le prouve mieux que la contestation encore aujourd’hui pendante que l’on est convenu d’appeler la question du Schleswig-Holstein. Le mot de Schleswig est la dénomination allemande du duché danois de Slesvig. En France, c’est la première qui est en usage, et ici l’usage est répréhensible, car il donne d’une certaine manière raison à l’Allemagne : il tend à faire croire que le Slesvig est allemand et non danois, et que les Allemands ont ainsi le droit d’en réclamer la possession les armes à la main. M. Guibert s’est placé dans la vérité historique et politique en rétablissant l’orthographe danoise qui est ici l’orthographe primitive et traditionnelle.

En résumé, M. Guibert a adopté un plan nouveau et suivi une méthode intelligente. On pourra lui reprocher sans doute quelques inexactitudes ; car il a eu souvent à parler sur le témoignage d’autrui de choses peu connues. On regrettera peut-être qu’il n’ait pas multiplié davantage encore les données statistiques. Il est fâcheux par exemple que, dans les villes habitées par des populations de race ou de religions différentes, il n’en ait pas toujours fait connaître le chiffre respectif ; mais on n’atteint pas du premier coup à la perfection. M. Guibert a du moins fait mieux que ceux qui avaient tenté la même entreprise avant lui, et l’on doit d’autant plus d’intérêt a ce consciencieux, travail que l’auteur est mort à la peine avant de recevoir les éloges dus à un labeur aussi éclairé que persévérant.




V. DE MARS.