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quel droit cherchez-vous à troubler le cœur d’une jeune personne et même de deux ? — Je l’ignore, un sentiment impérieux… » Il se défend avec chaleur, le père s’attendrit et dit enfin : « Il y a de l’ame dans vos lettres… Faites-vous connaître ; tirez parti de vos talens, et nous verrons. »

Restif n’osa pas dire qu’il était marié, et garda cette scène à effet pour son roman, où il employa consciencieusement les lettres écrites à deux fins, la jalousie innocente des deux soeurs, l’arrestation, la scène du père, dont il fait un Anglais, parce qu’alors Richardson était en vogue ; il y ajouta quelques épisodes de ses propres aventures, et renforça le tout d’un caractère de jésuite qui, devenu père d’une fille, la marie en Californie, « pays ; dit l’auteur, où l’on est pour le moins aussi stupide qu’au Paraguay. » - Le manuscrit fini, Restif voulut consulter un aristarque. Il choisit un certain Progrès, romancier et critique dont le chef-d’œuvre était la Poétique de l’opéra bouffon. Progrès lui fit couper la moitié du livre. Il fallait encore demander un censeur ; on pouvait le choisir. Restif obtint M. Albaret, qui lui donna une approbation flatteuse. « Cette approbation, dit Restif, m’éleva l’ame. » Il se hâta de l’envoyer à M. Bourgeois, le marchand des soieries, en le priant de lui permettre de dédier l’ouvrage à Mlle Rose ; le marchand répondit en déclinant cet honneur dans une lettre fort polie. « Comment, dit l’auteur, pouvais-je alors imaginer qu’il me serait permis de dédier un roman à une jeune e personne aussi belle et d’une classe de citoyens qui doit rester dans une honorable obscurité !… » L’ouvrage fut vendu à la veuve Duchesne 15 livres la feuille, ce qui fit plus de 700 francs. Jamais Restif n’avait eu dans les mains une si forte somme. Il quitta dès-lors fort imprudemment la place de prote : l’axe de sa vie était changé désormais.

Quant à Rose Bourgeois, il ne la revit plus ; mais il aurait manqué quelque chose à l’aventure, si le hasard n’y avait ajouté un dernier élément romanesque pour couronner ceux que la volonté de Restif avait créés. Les deux sœurs étaient petites-filles d’une nommée Rose Pombelins, dont le père de Restif avait été amoureux. Supposez ce père moins vertueux qu’il ne l’était en réalité, et voici tout un drame de famille d’où peut sortir un dénoûment terrible… En fait de combinaisons étranges, on n’en demanderait pas plus, même aujourd’hui.


II. – LES ROMANS PHILOSOPHIQUES DE RESTIF.

La vie littéraire de Restif ne commence réellement qu’en l’année 1766. Nous avons vu que sa jeunesse s’était partagée entre l’amour et le travail peu lucratif d’ouvrier compositeur. En commençant à raconter dans ses Mémoires la phase nouvelle qui s’ouvrait dans son