Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/1032

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Brocourt. Ce livre est un recueil d’historiettes facétieuses, dont la première partie parut en 1584 et les deux dernières en 1608, environ deux ans après la mort de l’auteur. Je lis dans la XVIIIe sérée, qui traite des boiteux, boiteuses et aveugles : « Et luy vont dire qu’on trouvoit aux badineries, bastelleries et marionnettes, Tabary, Jehan des Vignes et Franc-à-Tripe, toujours boiteux, et le badin ès-farces de France, bossu ; faisant tous ces contrefaicts quelques tours de champicerie sur les théâtres. » Ainsi, entre 1590 et 1600, il y avait en France des théâtres de marionnettes établis et portant ce nom ; seulement il ne paraît pas qu’on y vît alors les personnages et les caractères qu’on y a vus depuis, et qu’on y voit encore. En effet, les marionnettes des XVe et XVIe siècles ont dû, suivant la loi constante de leur nature, emprunter les noms, les caractères et les costumes des comiques nationaux les plus en vogue. À la fin du XVe siècle, elles durent revêtir l’accoutrement de Jehan des Vignes et de Tabary, qu’il ne faut pas confondre avec Tabarin, quoiqu’il soit peut-être un peu son aïeul. Jehan des Vignes, à en juger par la manière dont a parlé de lui Bonaventure des Périers[1], devait être le roi des tréteaux d’alors, et méritait à ce titre d’être le héros des marionnettes. Son nom même légèrement altéré et devenu Jean de la Ville, est encore aujourd’hui celui d’un bonhomme de bois, haut de trois ou quatre pouces, composé de plusieurs morceaux qui s’emboîtent et se démontent., et que nos joueurs de gobelets escamotent très aisément[2]. Quoi qu’il en soit, les petits acteurs de bois n’ont abandonné les noms et les vêtemens de nos comiques nationaux, pour prendre ceux d’Arlequin, de Pantalon et de Polichinelle, qu’à une époque un peu plus récente, et seulement après que les comédiens d’Italie, fixés en France sous Henri IV, eurent naturalisé chez nous ces types étrangers. Quand je dis étrangers, je fais une réserve expresse pour le seigneur Polichinelle et pour dame Gigogne, deux caractères que je maintiens aussi français que ceux de Gilles, de Paillasse et de Pierrot. J’ai déjà effleuré ce point d’histoire à l’occasion du Maccus antique, c’est ici le moment de traiter ce sujet à fond. Parlons donc une bonne fois de Polichinelle, comme Montesquieu d’Alexandre, tout à notre aise.

  1. Voyez Discours non moins mélancoliques que divers, chap. XI.
  2. Cette marionnette et la manière de s’en servir sont décrites dans Decramps, Testament de Jérôme Scharp, p. 246. On appelle encore ce pantin Godenot, comme on peut voir dans le premier factum de Furetière. M. Francisque Michel, qui va publier un savant ouvrage sur l’argot, couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, m’apprend que, dans ce langage cyniquement métaphorique, on nomme un crucifix un Jean de la Vigne, probablement par une vague et sacrilège réminiscence des anciennes marionnettes religieuses et des crucifix mobiles. On appelle par la même raison, dans la langue picaresque, un pistolet un crucifix à ressorts.