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toute force se ruine elle-même quand elle ne peut se modérer, et que, pour conserver toute leur puissance aux moyens d’action dont on dispose, il n’en faut jamais abuser. Toute opinion particulière se subordonne spontanément à la volonté générale, et, certain que l’action du temps et le progrès naturel de la raison humaine amèneront sans secousse et sans déchirement le triomphe de la vérité, l’homme le plus convaincu ne se croit point en droit de faire violence à son époque et à ses concitoyens pour faire prédominer ses idées en matière de gouvernement et d’administration.

Laissons le socialisme stigmatiser ce qu’il appelle l’athéisme politique des hommes de la ligue ; laissons M. Ledru-Rollin reprocher à M. Cobden ou à O’Connell de n’avoir pas voulu « conclure jusqu’au radicalisme, jusqu’au peuple, » de n’avoir pas voulu parler « la grande langue des guerres nationales, » c’est-à-dire de n’avoir donné le signal d’aucune révolte. Cette ardeur révolutionnaire est d’autant plus méritoire de sa part, que les insurrections ne lui ont pas réussi. D’autres penseront que ce sera un jour le plus beau titre d’honneur et d’O’Connell et des hommes de la ligue d’avoir toujours respecté et su faire respecter les lois de leur pays, d’avoir poursuivi avec persévérance et réclamé avec vivacité, avec passion, avec colère même, des réformes considérables, sans s’écarter jamais de la légalité, d’avoir remué jusque dans ses profondeurs une nation entière, sans un acte de violence, sans un appel à la force brutale. Admire qui voudra les discours d’Hébert, de Robespierre et de Saint-Just aux cordeliers et aux jacobins, ou les sanguinaires philippiques de Marat ; qu’il soit permis de leur préférer le langage d’O’Connell, s’écriant : « Celui-là est un traître, à l’Irlande, qui en déshonore la cause par un cri séditieux ! » ou le langage de Cobden, disant aux ouvriers de Manchester : « Le jour où vous serez plus rangés, plus laborieux, plus sobres, et où votre abstention aura fait fermer les cabarets, vous aurez fait un grand pas vers l’émancipation politique, et vous recueillerez ce que vous aurez commencé par mériter ; » ou enfin le langage de sir J. Walsh, répétant aux ouvriers de Londres : « Si quelqu’un vient vous dire qu’il est temps de fouler aux pieds le pouvoir de la reine ou de l’aristocratie, chassez-le comme un ennemi ; c’est n’être pas digne des droits politiques que de ne pas savoir reconnaître et respecter ceux d’autrui. »

Le jour où la vraie et sage démocratie qui s’élève lentement en Angleterre aura fait place à la démagogie turbulente et destructrice qui agite et ruine la France, ce jour-là seulement, on pourra concevoir quelque alarme sur les destinées de l’empire britannique. Où les mœurs ont péri, rien ne peut durer.


CUCHEVAL-CLARIGNY.