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tous ceux qui possèdent ; voilà ce qu’a fait l’auteur de cet informe drame de la Misère, qui a dû à son titre et à ses allures communistes une sorte de retentissement et de succès. Au premier abord, on se sent indigné, on éprouve une douloureuse surprise devant cette application brutale des doctrines du socialisme, devant ces tableaux où se déroulent et s’agitent, à travers le sang et la flamme, les féroces représailles de la pauvreté contre la richesse. ; on songe, le cœur serré, à ces horribles scènes de Châteauroux, qui furent le prélude sinistre, le commentaire anticipé de la dernière révolution, et que l’auteur de ce drame de la Misère a reproduites avec une complaisance d’apologiste ; puis, quand on réfléchit, l’indignation subsiste, mais la surprise disparaît. Les disciples sont sujets à grossir, à exagérer, à pousser au noir la manière des maîtres. Tout à l’heure, à propos d’Angelo, nous cherchions à indiquer cette tendance de l’école et de l’esprit modernes à glorifier toutes les révoltes de la passion contre le devoir, du désordre contre l’ordre, à légaliser, en dernier ressort, toutes les illégalités de l’imagination et du cœur. Eh bien ! ôtez le talent, qui, même dans ses aberrations, conserve encore un certain idéal où s’adoucissent les teintes trop rudes ; rapprochez le point de vue, haussez et violentez le ton ; transportez-vous sur ce terrain brûlant que font tressaillir sous vos pas deux années de catastrophes et d’angoisses, et, au lieu du drame de M. Hugo, c’est-à-dire de la courtisane purifiée, expliquant ses fautes par sa pauvreté et son héroïsme par son amour, vous avez le drame de M. Dugué, c’est-à-dire une prostituée, un brigand, un assassin, un escroc, ne demandant plus qu’on les réhabilite ou qu’on les excuse, repoussant comme une insulte la compassion ou la charité, et faisant de la misère un drapeau sous lequel ils enrôlent leurs ressentimens et leurs colères. On le voit, c’est encore un progrès dans cette voie fatale qui commence par un caprice d’imagination, un paradoxe de poète, et finit par la négation de tout ordre, de toute garantie sociale. Le crime, le vice, la révolte, ne cherchent plus à se relever, à se transfigurer dans des sentimens peut-être chimériques, dans un héroïsme peut-être factice, mais où se révèle encore une sorte d’hommage à la vertu et au bien. Non, satisfaits d’eux-mêmes, autorisés à ce qu’ils font par ce qu’ils souffrent, ils ne prétendent plus qu’à l’assouvissement et à la vengeance. Comme ce métaphysicien révolutionnaire qui, dans une occasion solennelle, laissa tomber de ses lèvres ce mot cruel : la mort sans phrases, ces sombres milices de la misère se dépouillent de ces déguisemens et de ces voiles, prêtés au désordre par une poésie complaisante : « Point de phrases, disent-elles, mais le couteau et la torche ! » cri de guerre qui résume la pièce, et qu’applaudissent chaque soir quelques mains fiévreuses, prêtes à mettre en action le coupable enseignement du drame.

Bizarre contraste ! tandis qu’un théâtre populaire traduisait ainsi en scènes violentes les théories du communisme le plus effréné, d’autres théâtres, quelques pas plus loin et à la même heure, exagéraient presque les tendances contraires, et offraient au public, en de légères esquisses, des spectacles d’un genre tout opposé. Quelle que soit la futilité, parfois un peu puérile, de ces pièces de circonstance où l’on se moque de tout ce qui se dit et se fait en France depuis deux ans, bien qu’il soit inutile d’y chercher la moindre ressemblance avec les comédies d’Aristophane, et que ces Oiseaux politiques qu’on nous a montrés