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successifs et quelque peu suspects du roi Soudraka, poète tragique très sévère pour les souverains ses confrères, mais très indulgent, en revanche, pour les courtisanes et les voleurs. Quelle est réellement la part de ce roi Soudraka dans le Chariot d’Enfant ? Quel est le mystifié dans toute cette affaire ? Est-ce le savant Wilson, qui a traduit de l’hindou en anglais le texte primitif ? Est-ce M. Langlois, qui l’a fait passer dans notre langue ? Est-ce M. Gérard de Nerval, dont l’érudition spirituelle se plaît à ces excursions lointaines, ou M. Méry, dont la verve abondante a brodé de ses bouts-rimés habituels ce canevas d’origine asiatique et de façon européenne ? Est-ce enfin le parterre de l’Odéon, qui a raisonnablement applaudi le produit de ces transformations bizarres à travers lesquelles le roi Soudraka nous apparaît comme le dieu Wischnou après ses diverses métamorphoses ? Il serait assez malaisé de s’y reconnaître, et peut-être vaut-il mieux juger tout simplement ce Chariot d’Enfant comme un drame de la veille. Ce drame ne manque ni d’intérêt ni même de couleur ; avec un peu de bonne volonté, on est libre d’y retrouver çà et là nu reflet des mœurs et de la nature indienne, à peu près comme dans ces romans de M. Méry, où il y a de l’esprit et des tigres. Seulement, dans toutes ces retouches et refontes successives, il s’est fait entre l’original et les copies, entre l’Inde du XIe siècle avant notre ère et la France de 1850, des transactions et des compromis qui gênent singulièrement l’esprit du spectateur et affaiblissent l’effet général. Ainsi l’on est fort disposé à s’arranger, par égard pour la couleur locale, de cette belle Vasantasena, courtisane ou almée, qui est le bon génie de la pièce, de cet honnête voleur qui se livre à son industrie en toute sûreté de conscience, de cette femme légitime qui accepte très paisiblement l’amour de son mari pour Vasantasena et l’intervention de la courtisane dans son ménage ; tout cela est peut-être indien : il n’y a donc pas lieu de réclamer ; mais ce qui est français malheureusement, et trop français, ce sont ces éternelles épigrammes de petit journal rimées par M. Méry pour la joie du public de l’Odéon, ces ingénieuses allusions aux méfaits des souverains de tous les pays et des ministres de tous les temps, ces déclarations de principes d’un voleur de profession, qui, aposté dans un jardin royal et ne volant que de grands personnages, leur reprend ce qu’ils ont pris au pauvre peuple. Hélas ! il faut bien l’avouer, ces passages, traduits probablement de quelque Charivari hindou contemporain du roi Soudraka, ont été les plus applaudis par ce public inflammable qui se fait jouer la Marseillaise dans les entr’actes, et pardonne très volontiers aux anachronismes, pourvu qu’ils le maintiennent dans cette serre-chaude où croissent et prospèrent, à l’abri de l’air extérieur, les tirades démocratiques et les maximes républicaines.

Toutefois ce n’est pas là le plus grave reproche qu’ait mérité le théâtre dans ces derniers temps. Dérober quelques bravos à une bouillante jeunesse en émaillant d’allusions politiques un drame plus ou moins indien, c’est une peccadille peu digne peut-être de gens d’esprit et de goût, mais, après tout, fort vénielle. Ce qui est plus coupable, ce qui doit être signalé comme un attentat contre la société tout entière, c’est de s’adresser aux passions, aux souffrances, aux misères des classes pauvres, de leur prêcher en plein théâtre l’insurrection et la révolte, de leur mettre à la main la torche et le poignard, et de personnifier dans des fictions transparentes cette guerre impie de tous ceux qui convoitent contre