transposer les notions du bien et du mal, enclaver l’héroïsme dans le crime, n’y a-t-il pas dans ce procédé d’attrayantes et mystérieuses amorces, en un temps où l’individualisme domine, où le faisceau de toute autorité et de toute croyance se dissout et se brise, où l’idée précise du devoir, le sentiment austère de ce qui est vrai ou faux, salutaire ou funeste, se déconcerte et s’énerve sous l’amollissante influence de chaque fantaisie personnelle ?
Cette dangereuse tendance, M. Victor Hugo l’avait acceptée, bien avant de devenir orateur démagogue ; elle répondait trop bien à l’irrésistible penchant de son imagination puissante, toujours portée à excéder ses pouvoirs, comme ces rois absolus qui finissent par encourir la déchéance à force de ne reconnaître que leur volonté pour loi et leur caprice pour arbitre. Quel jeu de prince que ce déplacement perpétuel des échelons et des rôles dans la création et la société ! Que de satisfactions vaniteuses dans ce système magistral qui abaisse tout ce qu’on honore, ennoblit tout ce qu’on méprise, cueille des perles dans la boue, couvre de boue l’hermine et la pourpre, et se décerne à lui-même le droit de réhabilitation ou de flétrissure dans le monde physique et dans le monde moral ! M. Hugo ne pouvait échapper à cet entraînement si bien d’accord avec les prédilections mêmes de sa pensée et les allures de son génie. On en retrouve la trace, toujours plus distincte et plus profonde, dans presque tous ses ouvrages ; du Dernier Jour d’un Condamné à Notre-Dame de Paris, de Marion Delorme à Marie Tudor et à Angelo, c’est constamment la même idée sous des formes différentes. Peu à peu cette idée se dégage de l’élément lyrique ; elle perd son auréole et son cadre, l’auréole de poésie, le cadre ciselé où se maintenaient encore Hernani, Marion, Quasimodo, l’Esmeralda ; elle tend à la foule une main brutale ; au lieu d’élever jusqu’à elle son ardent auditoire, elle se rapproche de lui en des fictions violentes où le poète disparaît pour faire place au dramaturge ; c’est la seconde phase, celle de Lucrèce Borgia et d’Angelo. Vienne enfin une secousse soudaine qui tourne vers la place publique les ambitions et les vanités, l’idée dont nous parlons subira une transformation dernière ; elle franchira la rampe pour entrer dans la vie réelle ; au lieu de prendre pour expression et pour symbole la glorification d’une courtisane ou la dégradation d’une reine, elle mettra au service de la démagogie son clinquant et ses paillettes, se fera l’adulatrice des passions de la multitude, et, par une sorte d’enchaînement logique ou plutôt d’esprit de corps, se plaindra de voir les comédiens ambulans privés des attributions souveraines du suffrage universel.
Voilà peut-être de bien grands mots et une digression bien grave à propos d’une pièce qui, considérée en elle-même, ne mériterait, à vrai dire, ni tant d’honneur, ni tant de sévérité. Angelo, en effet, quoi qu’on puisse prétendre, et malgré la vie factice que lui auront donnée tour à tour trois actrices célèbres, n’est qu’un mélodrame, dans l’acception complète du mot ; poisons, serrures, trousseaux de clés, traître mystérieux, tyran imbécile, rien n’y manque ; il y a seulement, au premier acte, certaines élégances de dialogue, certaines nuances de comédie qui ne tardent pas à disparaître dans le tumulte grossissant. Le style aussi a droit à une mention particulière ; il échappe à la vulgarité aux dépens du naturel. Cette phrase hachée menu, taillée à facettes, où les métaphores se heurtent et se brisent en éclats, n’est pas et ne sera jamais le langage de la passion. Sans cesse les personnages semblent chercher le