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dans Angelo, a fait un pas de plus. Marion Delorme n’était encore qu’une variante de la courtisane amoureuse, et ce type, bien que fort usé., est toujours acceptable comme une des contradictions innombrables du cœur humain. D’ailleurs, dans Marion Delorme, le lyrisme, le sentiment poétique, circulaient à travers le drame, et donnaient à la pensée primitive plus d’idéal et de lointain. Angelo est à la fois le raffinement et la vulgarisation de l’antithèse. Tisbé, l’héroïne de la pièce, n’est pas seulement réhabilitée par son amour ; cet amour la rend supérieure à l’homme qu’elle trompe, à l’homme qu’elle aime, à la femme qu’Angelo lui sacrifie et que Rodolfo lui préfère. Auprès de cette comédienne, de cette fille du peuple, de cette baladine, ainsi qu’elle s’appelle elle-même avec une humilité superbe et une méprisante ironie, tous les autres personnages nous paraissent pusillanimes, égoïstes ou mesquins ; et, comme pour, rendre l’effet plus irrésistible et le contraste plus concluant, le drame cette fois, au lieu de s’envoler vers les régions idéales sur les ailes de la poésie marche de plain-pied avec nous, et nous parle une prose bien moins naturelle, à coup sûr, que les vers de Racine, mais plus voisine de la réalité.

Il y a quinze ans, lors de la première représentation, Angelo fut soumis ici même, par un critique éminent, à un examen dont la sévérité parut alors excessive, et n’a été depuis que trop bien justifiée. M. Gustave Planche fit aisément ressortir tout ce qu’il y a de puéril dans l’antithèse employée comme seul élément d’émotion dramatique. Il démontra que, grace à cette poétique exclusive et absolue, les personnages des drames de M. Hugo finissaient par n’avoir plus rien d’humain ; qu’en leur imposant les despotiques exigences d’un procédé uniforme, il arrivait à en faire, non pas des figures interprétées d’après les lois éternelles de l’humanité et de l’histoire, mais plutôt des médailles grossières, frappées à son effigie et jetées dans un moule invariable. « Après les comédies de Marivaux, ajoutait M. Planche, on pouvait dire que l’art se manierait ; après un drame comme Angelo, s’il devenait le type et le modèle du théâtre moderne, il faudrait dire que l’art s’en va. » La conclusion était sévère, mais elle était juste.

Aujourd’hui ces conclusions, posées au nom de l’art, ne peuvent plus se détacher de préoccupations plus sérieuses, qui, loin de les atténuer ou de les contredire, les fortifient et les consacrent. Oui, au seul point de vue littéraire, il est incontestable que l’abus de l’antithèse n’a produit et ne pouvait produire que de désastreux effets, qu’au lieu de ces affinités vivifiantes et fécondes qui s’établissent entre l’ame du spectateur et les créations des grands poètes, cet abus a enfanté un monde à part, monde d’exceptions bizarres, séparé de nous par des abîmes ; mais ce n’est pas tout. Rattachée à l’ensemble des travers contemporains, à cet enseignement général qui ressort des événemens comme des œuvres de notre époque, cette manie de l’exception prend un caractère plus grave, et devient pour ainsi dire un symptôme de nos maladies morales. L’orgueil, la vanité, l’esprit de révolte, tous ces dissolvans si chers à notre siècle, se complaisent à cette continuelle recherche de la grandeur dans l’abaissement, de la pureté dans l’infamie, de la vertu dans le vice. C’est plus qu’un paradoxe ou un contraste, c’est une revanche, une sorte de protestation permanente contre les classifications indiquées par la Providence, établies par la société, ratifiées par la conscience publique. Déclasser les hiérarchies morales,