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le soir dans le malheureux rancho où vous vous arrêtez. Un Indien sert de guide et de domestique à la fois pour le voyage. Il selle les mules le matin, il en prend soin à l’arrivée le soir et conduit au sifflement de son laso celle qui porte les bagages, nombreux toujours, comme on peut le voir. Le costume qu’il faut adopter nécessairement vaut aussi la peine d’être décrit. Un chapeau en paille de Cuayaquil, à cuve basse et à larges bords, est retenu par une attache sous le menton ; des lunettes d’un bleu très foncé protègent les yeux congre la réverbération du soleil et le fatigant reflet de la neige ; quelquefois même un voile abrite le reste de la figure. Sur les épaules, un puncho, sorte de couverture fendue de manière à laisser passer la tête, retombe à larges plis le long du corps : c’est la partie essentielle du vêtement de tout Américain du sud. Le puncho lui sert à la fois de manteau pendant le jour et de couverture pendant la nuit. De grandes guêtres, polaïnas, s’attachent par des courroies au-dessous du genou et garantissent parfaitement les jambes du cavalier. Enfin d’énormes éperons, dont la molette souvent n’a pas moins de trois pouces de diamètre, battent à grand bruit les deux flancs de la mule. On place sur la selle un tapis en laine artistement travaillé, nommé pellon, ou tout simplement une peau de mouton préparée avec sa toison. D’immenses étriers emboîtent le pied tout entier. Tel est l’équipement obligé des voyageurs dans les Cordilières. Bien que ces montagnes puissent être traversées en toute saison, les époques les plus favorables pour les visiter sont les mois d’avril et de septembre, c’est-à-dire les mois qui précèdent ou qui suivent la fonte des neiges. Plus tôt ou plus tard, la route présente peut-être quelque danger, tant par la force et l’impétuosité des torrens qui se forment tout à coup dans les gorges que par le mauvais état des chemins, défoncés alors par les pluies et disparaissant même quelquefois entièrement sous un immense manteau de neige.

Du reste, même dans la bonne saison, la route que l’on suit, une fois engagé dans les montagnes, est presque impraticable. À peine s’est-on éloigné de Lima, qu’il semble que la nature elle-même se transforme immédiatement : les vallées se resserrent et disparaissent peu à peu ; les chemins ne sont plus que de mauvais sentiers, serpentant avec peine à travers les gorges et les ravins. On n’a marché que quelques heures, et l’on sent déjà que l’on est dans la solitude. À chaque pas, le pays semble devenir encore plus nu et plus sauvage. Tantôt c’est un ravin étroit, profond, qui s’étend comme le lit d’un torrent desséché depuis des siècles, encaissé de tous côtés dans un rempart de montagnes rougeâtres : le soleil, en dardant d’aplomb sur le sable fin et uni qui en reflète les rayons comme un miroir, fait pendant le jour de cette gorge désolée une véritable fournaise. Quelques