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tribus dont ils connaissent parfaitement les chefs. La difficulté de donner toujours aux plaintes des populations chrétiennes la sanction d’un témoignage musulman, la défense faite aux pachas de provoquer la moindre effusion de sang, sont autant d’armes légales dont ces fonctionnaires se servent quelquefois pour justifier leur tolérance à l’égard des hordes barbares dont ils sont trop souvent les complices.

L’Asie Mineure doit donc être comptée parmi les parties de l’empire qui ont le plus souffert des réformes mal exécutées de l’acte de Guihané. Dans les pachaliks de Sivas, de Marach, d’Angora et tant d’autres, j’ai vu une quantité de villages livrés, pieds et poings liés, à la merci des tribus kurdes et avchares, qui non-seulement prélèvent sur les habitans des contributions arbitraires, mais encore aux époques de leurs migrations détruisent les moissons en faisant paître dans les champs de blé leurs chameaux et leurs moutons. Quand les habitans sont chrétiens, la fureur de ces hordes vagabondes ne connaît plus de bornes. Dans toute la région riveraine qui s’étend le long du Kizil-Ermak depuis Kaïsaria jusqu’à Sivas, région presque exclusivement occupée par une nombreuse population du rite arménien, les Kurdes s’abandonnent au pillage avec la double énergie inspirée par le fanatisme et la certitude de l’impunité. En effet, les agresseurs savent que les dénonciations des habitans chrétiens sont nulles, ne pouvant être appuyées que sur leur propre témoignage, que les tribunaux turcs n’acceptent point. De plus, toutes les tribus nomades qui sillonnent les provinces de l’empire ottoman savent également bien qu’à défaut de la connivence des autorités locales elles peuvent toujours compter sur leur impuissance. Je ne citerai à ce sujet que deux exemples. La province de Bozok, qui fait partie du vaste pachalik de Sivas, sert de quartier d’hiver à un grand nombre de Kurdes appartenant à la tribu de Richvan, tribu dont le nom seul est pour tous les habitans de l’Asie Mineure un véritable épouvantail, tant elle est renommée par la hardiesse de ses razzias et son indomptable instinct de brigandage. Deux fois par an, cet essaim de pillards, qui ne compte pas moins de sept à huit mille individus, traverse la province, d’abord au printemps, quand ils transportent leurs tentes sur les plateaux élevés de Sivas et d’Érzeroum, et ensuite en automne, lorsqu’ils abandonnent leurs yaïlas ou pâturages d’été pour reprendre leurs campemens d’hiver. Chacune de ces deux migrations est un véritable fléau pour les populations sédentaires, et cependant chaque automne ces brigands privilégiés viennent tranquillement reprendre leurs campemens d’hiver en dressant leurs tentes dans les, vallées boisées du Tchitchek-Dagh et Mailla-Dagh, situées seulement à une journée de distance de Yuzgat, chef-lieu de la province et résidence du pacha qui l’administre et est censé la défendre.