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pèche quelquefois par un excès de concision, je dois dire qu’il est généralement d’une limpidité irréprochable, et que sa pensée se laisse voir tour à tour dans toute sa grace et dans toute son austérité. Les trois derniers siècles de notre langue ont livré tous leurs secrets au poète du Dieu des Bonnes Gens : abondance, grandeur et clarté. Chose rare dans le temps où nous vivons, chose rare dans tous les temps, il n’a pas voulu plus qu’il ne pouvait ; il pouvait sans doute plus qu’il n’a voulu. Sans fatiguer ses yeux, sans user son intelligence dans la lecture des philosophes, sans pâlir sur les œuvres de la sagesse antique, sans interroger les esprits qui, depuis l’avènement de la foi nouvelle, ont remis en question les devoirs et la destinée de l’humanité, il a résolu à sa manière le problème du bonheur ; il a mis sa volonté au-dessous de sa puissance ; il a soumis ses vieux à ses facultés. Tandis qu’une foule d’esprits condamnés à l’obscurité par l’indigence de leur nature s’agitent et s’épuisent dans une lutte impuissante, inspiré par les conseils de la vraie sagesse, mesurant son ambition à ses forces, ou plutôt mesurant ses forces pour modérer son ambition, il a renoncé au fruit qu’il pouvait cueillir en gravissant la montagne, pour se contenter du fruit éclos et mûri dans sa paisible vallée, du fruit qu’il avait sous la main. Il s’est détourné de l’épopée que nous n’avons pas, de la comédie que nous avons ; il a voulu demeurer chansonnier, et il a écrit des odes admirables. Soit prudence, soit bonheur, il jouit parmi nous d’un privilège digne d’envie ; en ménageant une part de sa puissance, il a joué complètement le rôle qu’il avait rêvé ; il n’a rien à regretter. Parmi les poètes, combien peuvent en dire autant ?

Le mérite capital des chansons de Béranger est, à mon avis, la sobriété du style. L’auteur ne dit jamais que ce qu’il veut dire, et sait d’avance la valeur et la portée de sa pensée. Louer ce mérite si généralement apprécié au XVIIe siècle, estimé d’une façon moins unanime au siècle suivant, ressemble à un paradoxe dans le siècle où nous vivons. Le vieux proverbe si populaire dans nos écoles : « on les pèse, on ne les compte pas, » applicable à tous les travaux, semble aujourd’hui oublié de la plupart des écrivains. Il ne s’agit plus, en effet, d’exprimer des pensées vraies, des sentimens puisés dans le cœur humain, mais d’ouvrer un grand nombre de pages. La vogue, je ne parle pas de la gloire, ne va pas aux livres conçus lentement, composés dans de longues veilles, écrits sans hâte, rêvés à loisir ; elle caresse, elle applaudit les livres conçus sans réflexion, composés sans discernement, écrits à la course, et la multitude ignorante compte les pages qu’elle ne peut juger. Dès qu’un récit fatigue les yeux pendant six semaines, dès qu’un drame dure sept heures, ils sont assurés d’avance d’une moisson abondante d’applaudissemens. Les couvres de Béranger, qui, depuis trente-cinq ans, enchaînent l’admiration de la multitude et forcent la critique