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garder son rang. Jacques, les Contrebandiers, Jeanne-la-Rousse, appartiennent au même ordre de sentimens, mais ne caractérisent pas avec autant de grandeur les espérances qui animent le poète : c’est pourquoi je me borne à les nommer. Quant au Dieu des Bonnes Gens, je le compare sans hésiter aux plus sévères inspirations de la philosophie antique. Jamais, je crois, la bonté ne s’est produite sous une forme plus intelligente. Comprendre pour aimer, telle est la loi de Béranger, et cette loi se trouve admirablement formulée dans le Dieu des Bonnes Gens. La Sainte-Alliance des Peuples peut, à bon droit, passer pour un traité de politique cosmopolite : c’est une protestation éloquente contre la sainte-alliance inaugurée par Alexandre ; c’est la réponse énergique de la tolérance au mysticisme. Les Fous nous offrent, sous une forme austère, l’apothéose de tous les rêveurs que leur siècle maudit ou bafoue, qui vivent dans la pauvreté, dans l’humiliation, et à qui pourtant l’avenir appartient. L’idée nouvelle, vierge obscure et stérile, est condamnée à l’oubli jusqu’au jour où un homme de courage, qui croit au lendemain, l’épouse et la féconde : c’est à cette image si vraie que Béranger demande ou plutôt qu’il confie l’expression de sa pensée. Il n’espère pas, il ne veut pas que la société soit renouvelée demain depuis la base jusqu’au faite : seulement il demande justice pour ceux qui ne voient pas dans le présent le dernier mot du bonheur et de l’humanité ; il demande attention et tolérance pour les rêveurs qu’on traite de fous, et dont la folie, dans vingt ans, dans cinquante ans, s’appellera peut-être sagesse. Certes, il n’y a rien dans une pareille requête qui mérite le nom de témérité.

La fantaisie pure a inspiré à Béranger trois pièces charmantes : les Bohémiens, le Voyage imaginaire et le Pigeon messager. Il est impossible de présenter la vie errante et vagabonde sous un aspect plus poétique, plus séduisant. Il y a dans les Bohémiens une audace de pensée, une liberté de caprice, qui étonnent sans jamais blesser, une senteur de bois qui enivre. La poitrine s’élargit, les poumons s’emplissent de l’air vif et pur des montagnes. De strophe en strophe, le cœur se familiarise avec les sentimens sauvages qui animent ces intrépides pèlerins, ces voyageurs sans but, pour qui la liberté est le premier des biens. Leur insouciance hautaine, leur dédain constant pour toutes les joies de la vie civilisée, leur amour passionné pour l’imprévu, pour le sommeil en plein champ ou dans le fond des bois, au milieu des foins, sur la mousse ou la bruyère, sont racontés avec tant de franchise, d’abondance et de rapidité, que l’esprit se sent malgré lui emporté loin des villes, loin de la famille, loin de la vie réglée par le devoir, par la loi, et se surprend à envier l’heureuse misère des bohémiens. Errer librement, à toute heure et partout, comme l’oiseau, qui ne demande conseil qu’à la force de ses ailes, quitter tout sans regret, saluer avec joie