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vigueur nouvelle au personnage. Cette petite pièce, qui n’est pas datée, mais qui appartient au premier recueil publié en 1815, révèle déjà un soin scrupuleux dans l’achèvement des moindres détails. Jamais ni Panard ni Collé, que Béranger appelle ses maîtres, n’ont apporté dans l’expression de leur pensée une telle exactitude, une telle patience. Le lecteur sent dès les premières lignes qu’il n’a pas sous les yeux une ébauche improvisée, mais une œuvre conçue lentement, ordonnée avec prévoyance, dont chaque strophe renferme un sens complet et ne pourrait être impunément déplacée. La Bacchante nous emporte bien loin des chansons du Caveau, si long-temps applaudies comme le modèle le plus parfait du genre. Ce n’est pas au fond d’une bouteille qu’on trouve de pareilles inspirations ; les flacons les plus généreux ne dicteraient pas une strophe de cette ode amoureuse. Il faut pour la concevoir, pour l’écrire, un goût très fin que la réflexion seule peut développer, et une connaissance complète des ressources de notre langue. Il n’y a qu’un talent mûri par l’étude qui puisse enfermer dans un cadre si étroit une série de pensées qui semblerait demander un plus large espace. Ici, la concision est un des principaux mérites de l’œuvre. Multipliez les strophes, et loin d’ajouter à la vivacité, à l’énergie du tableau, vous l’appauvrirez. Le poète savait très bien ce qu’il voulait dire, et il a mis au service de sa volonté une expression rapide et fidèle qui ne laisse aucun doute sur son intention : c’est pourquoi la Bacchante vaut mieux que bien des odes vantées dont les strophes se comptent par vingtaines.

Frétillon, qui n’a rien à démêler avec le souvenir des poètes latins, n’est pas composée avec moins d’habileté que la Bacchante. Il ne s’agit plus de l’ivresse des sens, mais du plaisir insouciant et joyeux. Fréfillon est petite-fille de Manon Lescaut, et ne comprend rien à la constance. Le caprice gouverne sa vie, et son cœur ne connaît pas le repentir. Elle a pourtant sur Manon un incontestable avantage, le désintéressement. Elle aime la richesse, les dentelles, les équipages, et, pour contenter ses goûts, elle ne recule devant aucun sacrifice, ou plutôt elle fait si peu de cas de sa personne, elle attache si peu d’importance à sa beauté, à sa jeunesse, qu’elle les abandonne comme une chose insignifiante, comme un hochet sans valeur au premier Turcaret qui se présente, et lui offre des chevaux et des parures ; mais vienne un homme qui lui plaise, un homme qu’elle aime, autant qu’une pareille fille peut aimer, elle mettra tout en gages, elle vendra tout sans hésiter pour payer les dettes de son amant. Elle n’attendra pas, comme Manon, pour retourner à lui la fin de sa richesse, car elle ne craint pas la misère, pourvu qu’elle soit aimée. Elle se ruine gaiement pour l’homme qu’elle aime, et ne songe pas au lendemain. Le caractère de Frétillon est tracé de main de maître. Un tel caractère,