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ne s’y trompe pas, il ne les a pas reçus en naissant, tels que nous les voyons dans ses œuvres. Quelle que soit la richesse de sa nature ; il doit au travail, à l’étude, la meilleure partie de son talent. S’il a reçu du ciel l’imagination en partage, c’est au travail, c’est à l’étude qu’il a demandé la franchise, la simplicité, la clarté. Molière, La Fontaine, Voltaire lui ont enseigné ce qu’il voulait savoir. Après cette triple conquête, il ne s’est pas tenu pour satisfait ; il a voulu remonter plus loin dans le passé, il a interrogé les maîtres de ses maîtres. Rabelais et Régnier lui ont, à leur tour, livré leurs secrets. Instruit à l’école des trois derniers siècles, il était sûr désormais de trouver pour sa pensée une forme obéissante. Son espérance n’a pas été trompée.

Voyons maintenant par quels tâtonnemens il a passé avant de choisir le genre qu’il semble avoir épuisé. Les tâtonnemens de Béranger ont été nombreux. Avant de se décider pour la chanson, il a étudié à peu près tous les genres, depuis l’idylle jusqu’à l’épopée. Ces essais qu’il a jugés indignes de voir le jour, qu’il a condamnés au feu, n’ont pas été sans profit pour lui. Dans ces études silencieuses, dans ces tentatives persévérantes, il a mesuré ses forces, et lorsqu’enfin il a renoncé à ses premières espérances, il avait acquis dans la lutte une nouvelle énergie. Les quinze années qui ont précédé la publication de son premier recueil seraient pour l’histoire littéraire de notre temps un chapitre plein d’intérêt. Béranger seul pourrait nous raconter tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a espéré, tout ce qu’il a tenté, et, pour l’enseignement des générations futures, produire les pièces à l’appui. Avec une discrétion bien rare aujourd’hui, il a tenu caché ce que tant d’autres à sa place se seraient hâtés de nous montrer ; c’est de sa part une preuve de bon goût. Nous savons pourtant qu’il a d’abord rêvé la gloire épique, nous connaissons même le sujet qu’il se proposait de traiter : Béranger voulait écrire pour nous une épopée nationale, et raconter l’établissement des Franks dans la Gaule romaine ; l’Achille de cette nouvelle Iliade se fût appelé Clovis. À l’époque où le jeune poète rêvait son épopée, la dynastie mérovingienne n’avait pas encore été étudiée sérieusement ; Augustin Thierry n’avait pas retrouvé, ressuscité la première race. Grégoire de Tours n’était guère connu que des érudits. Sismondi même, qui, le premier, a écrit l’histoire des temps mérovingiens en consultant exclusivement les textes originaux, n’avait pas encore entrepris les annales de notre pays. La voie où Béranger voulait marcher n’était pas même déblayée. Il fallait chercher dans la collection de dom Bouquet les récits que le talent sévère d’Augustin Thierry a rendus aujourd’hui si populaires. Béranger avait donc tout à faire, et il le sentait si bien, qu’il se proposait d’employer plusieurs années à rassembler les matériaux de son poème. Il ne devait se mettre à l’œuvre qu’après avoir interrogé par lui-même ou avec le secours de ses amis