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depuis si long-temps environné rend plus difficile la solution de cette question délicate. Il ne s’agit pas, en effet, de discuter telle ou telle théorie littéraire, car Béranger, je le crois du moins, n’a jamais attaché grande importance aux théories, et ne s’en est guère préoccupé. Il n’a pas écrit une ligne dans sa vie pour fournir des argumens aux systèmes vieux ou nouveaux, inventés hier ou ramassés dans la poussière du passé. Je ne pense pas qu’il ait donné quinze jours à la lecture des poétiques : l’activité de son intelligence s’est portée d’un autre côté, et l’événement a prouvé qu’il avait choisi la voie la plus féconde. Ce n’est donc pas au nom des principes posés par une école qu’il est possible de juger Béranger. Pour le comprendre, pour l’apprécier, pour expliquer l’autorité permanente de son talent, il faut se placer à un autre point de vue : le caractère spécial de ses œuvres impose à la critique une méthode étrangère à ses habitudes.

Pour déterminer nettement le rang qui appartient à Béranger dans notre histoire littéraire, il s’agit d’abord de rechercher les origines de son talent ; ces origines, rapprochées du but qu’il s’est proposé, du but qu’il a touché, nous aideront à le classer. Béranger n’a étudié ni les langues anciennes, ni les langues de l’Europe moderne ; il ne connaît que la langue dont il se sert, et cette condition, assez rare parmi les écrivains de tous les temps, en limitant nécessairement le nombre de ses lectures, en les renfermant dans un cercle particulier, a donné à son esprit une direction originale. Obligé de vivre dans le commerce exclusif des poètes, des philosophes, des historiens français, ou du moins n’acceptant, ne consultant qu’avec défiance les livres qu’il ne pouvait aborder sans le secours d’un interprète, il s’est trouvé dans l’heureuse nécessité de relire souvent ses livres de prédilection ; il en a épuisé la substance, il a fait siennes toutes les pensées qu’il avait vues et revues tant de fois. Béranger ne se glorifie pas d’ignorer les langues anciennes et les langues modernes de l’Europe ; il ne méconnaît pas la saveur et la pureté des sources où il n’a pu s’abreuver ; il a trop de bon sens et de sagacité pour parler légèrement des hommes et des choses qu’il ignore ; il envisage sa condition d’une façon plus modeste et plus profitable. Si l’Europe lui est fermée, s’il ne peut pas l’étudier directement, il ne s’attribue pas le droit de nier dédaigneusement la valeur des œuvres qu’il n’a pas appréciées par lui-même ne voulant pas juger d’après le témoignage d’autrui, il s’abstient discrètement et se borne à jouir des œuvres de l’esprit français. Or, parmi les hommes exclusivement voués à l’étude de l’histoire littéraire, il en est peu qui connaissent les trois derniers siècles de notre pays aussi bien que Béranger ; il n’a pas interrogé avec la patience et la curiosité d’un érudit toutes les figures qui ont pris part au mouvement intellectuel de ces trois siècles ; il a négligé volontairement