Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/660

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ah ! vous ne voulez pas ; eh bien ! je vous attacherai nu à ce pilier, et nous verrons si mes lanières vous apprendront à céder ; vous en aurez jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus un souffle.

— Faites-le donc ! s’écria Joseph.

« Aussitôt le terrible poing fermé du père tombant sur la tempe délicate de l’adolescent le renversa mort, couvert de sang et sans qu’il eût poussé un seul cri ; la mère était restée en silence pour ne point animer la scène. Au moment où le coup avait été porté, elle s’était élancée, trop tard. Ce ne fut plus une femme, mais une tigresse. De ce terrible couteau (bowie-knife) dont les Américains de ces régions usent dans leurs rencontres, elle fit à son mari deux ou trois blessures successives dans les entrailles, puis, se jetant comme une furie sur ses cinq autres fils qui venaient défendre le père, elle leur porta des coups si violens, que deux tombèrent et que les trois autres prirent la fuite dans les bois, n’osant approcher d’elle. Leur vie devint encore plus désespérée, plus violente, plus farouche que par le passé, et en peu de mois il ne resta de la famille que la mère, seule habitante de cette taverne isolée ; elle s’est convertie au mormonisme, et vous voyez bien qu’elle était prédestinée à la sainteté. »

Toutes les marges des forêts inexplorées, toutes les lisières des bois et des rochers sauvages ont été témoins d’actes analogues. Ainsi le progrès s’opère, mêlé de crimes, souillé de sang humain ; un charmant conteur, M. Washington Irving, a déguisé sous les couleurs de l’idylle cette marche terrible et dévorante de la colonisation dans les lieux sauvages que l’abeille n’est pas encore venue civiliser. Les portraits du colon et du défricheur des bois par Cooper sont un peu plus rapprochés de la vérité. Veut-on connaître dans sa nudité terrible le combat impuissant et inégal de l’homme contre les grandes forêts, les grandes eaux et la férocité primitive de l’homme lui-même, qu’on lise le récit publié récemment par M. Alexandre Ross sous ce titre : Aventures des premiers colons (settlers) sur les bords de la rivière Colombie.

Il y a trente ans, ou à peu près, un Allemand nommé Astor, devenu citoyen des États-Unis, consacra une partie de sa vaste fortune à la fondation d’une colonie qui n’eut aucun succès, et au sort de laquelle M. Irving, dans une narration touchante, a intéressé ses lecteurs. Sur ces mêmes plages que l’expédition astorienne ne parvint pas à défricher, l’abeille civilisatrice fait aujourd’hui son office : les cabanes de bois brut s’élèvent, et la résistance obstinée de la nature cède à des efforts fraternels. L’expédition astorienne mit à la voile sur le vaisseau le Tonkin, commandé par un homme dont la violence, la dureté et la cruauté étaient extrêmes. Elle se composait de matelots européens, de peaux-rouges d’une tribu sauvage, de boutiquiers allemands, de marchands de New-York ; M. Alexandre Ross était de ce nombre. À peine partis,