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elle sera sortie (elle était occupée à des soins de cuisine), je vous conterai l’histoire de cette Macbeth populaire ; si vous aimez l’horreur, vous en aurez « à plein vase, » comme dit notre Shakspeare. En effet, dès que la tante Beck (on l’appelait ainsi dans le pays) fut sortie de sa chambre pour vaquer à d’autres soins domestiques, Joseph Smith commença sa narration.

« Vous ne trouverez qu’ici de tels personnages. C’est une Américaine née de races irlandaise et écossaise. Elle est subtile et maligne comme l’Irlande, entêtée et violente comme l’Écosse. Son mari, un de nos plus anciens colons, était venu de la Pensylvanie avec ses six enfans, tous du sexe mâle. La virago, notre tante Beck, n’avait jamais eu de filles. Les cinq premiers garçons, robustes échantillons de la race yankie, avaient chacun six pieds de haut ; le sixième, au contraire, aux cheveux blonds et bouclés, à la voix douce et tendre, avait l’air d’une femme. C’était la gloire et le bonheur du père que cette couvée d’athlètes vigoureux dont les muscles puissans et le caractère sauvage constituaient une armée à son profit et à son exemple. Aucun exploit de brigandage ne les eût arrêtés ou effrayés, et personne n’approchait sans terreur d’une famille composée de tels élémens. Jusqu’au jour où le dernier des six garçons quitta la mancelle de sa robuste mère, et où l’on put distinguer la grace svelte de ses mouvemens et la délicatesse de ses traits et de sa figure, le ménage marcha bien. Cependant la prédilection de la mère pour ce faible et gracieux enfant devint dans la famille une pierre d’achoppement et de scandale : le père n’avait que du mépris pour cette douceur gracieuse qui faisait l’admiration de la mère, et bientôt la préférence témoignée par celle-ci excita l’ardente jalousie des cinq aînés et de leur père. En grandissant, Joseph (c’était son nom) rendit plus vive la haine qu’il inspirait par le peu de sympathie qu’il témoignait pour le genre de vie de sa famille, et par son refus obstiné d’accompagner ses frères dans leurs excursions. À seize ans, malgré leurs reproches et leurs injures, il n’avait pris part à aucune expédition de vol ou de meurtre ; la mère, qui commençait à trouver difficile de le protéger, persistait, et les querelles devenaient fréquentes dans la maison. Il était évident que d’autres goûts, d’autres idées, d’autres désirs formaient la vie morale du jeune homme, dont le silence était une condamnation, presque une insulte.

— Allons, lui dit un jour le père, qu’on se prépare, et vous comme les autres, ajouta-t-il en regardant Joseph ; je ne veux pas d’une femme parmi mes six garçons ; Joseph, voici un fusil, et vite qu’on se dépêche.

L’enfant, de sa voix douce et d’un ton calme, refusa. Le père ne s’était attendu à rien de pareil, et le paroxysme de sa colère fut d’une violence à effrayer les habitans mêmes de cette caverne. Joseph resta pâle et ferme au milieu de ses cinq frères, l’œil fixé sur l’œil de son père.